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ADÈLE HAENEL ET NOÉMIE MERLANT | Interview

À quelques jours de la sortie de Portrait de la Jeune Fille en Feu, récompensé (seulement !) du prix du scénario au festival de Cannes, nous avons rencontré les deux actrices Adèle Haenel et Noémie Merlant. L’occasion d’aborder la construction des personnages, le female gaze et la lutte féministe. 


Pour débuter, une question pour vous, Adèle. Vous avez déjà joué il y a douze ans avec Céline Sciamma dans Naissance des Pieuvres. Comment a évolué votre rapport avec Céline ?

Adèle Haenel : J’étais effectivement plus jeune. J’ai fait un chemin, mais le monde a changé autour de moi, notamment en ce qui concerne les femmes, en tant que corps politique féministe, qui est très jubilatoire. Qui nous fout en rage aussi, mais on est obligées d’avoir la lutte joyeuse, car cette lutte va constituer toute notre vie. C’est un luxe de pouvoir la faire de manière déprimée, surtout qu’au final on peut y laisser notre vie. Nous, en tant que duo, on s’est problématisées d’une autre manière, et l’arrivée de Noémie a changé notre rapport. La pensée circule d’une façon différente. 

Le fait que ce soit une histoire d’amour entre femmes, dans le contexte d’un huis clos, ajoute que l’on réinvente non seulement l’histoire d’amour, mais que l’on brouille des rapports de classe.

On ressent une évolution nette dans la construction de votre relation à l’écran. Le film a-t-il été tourné dans l’ordre chronologique ? 

A.H : Non le film n’a pas été tourné dans l’ordre chronologique car on a d’abord fait tous les extérieurs en même temps au début du tournage, notamment pour des questions de décor. Moi; j’ai personnellement très fortement pensé la chronologie de mon personnage car je cherchais à lui faire changer de forme au fur et à mesure du film. C’est quelque chose qui me plaisait du point de vue artistique car il y a quelque chose d’excitant de penser un personnage non pas comme une unité, avec une idée psychologique comme on a l’habitude de le voir. C’est travailler le personnage comme une personne perçue. En même temps que le personnage évolue pour lui-même, il évolue doublement plus vite que le regard sur lui change. C’était essayer d’accompagner ce mouvement, comme un travelling intérieur par le biais d’un glissement d’un type de jeu à un autre. 

Vous avez donc eu un rapport très actif avec l’élaboration de votre personnage ?

A.H : Le film parle du rapport de collaboration, même si on a pas le même type de responsabilité : on répond en tant qu’actrice aux problématiques avec notre corps tandis que la mise en scène le fait par la disposition dans le cadre, le son, le montage..  Il faut toujours être conscient que quand on a une émotion, on est très souvent en train de jouer. Le contexte social de l’émotion compte, et ce n’est pas un rapport de moi avec mes émotions pures. Il y a toujours une impureté de l’émotion, et c’est un peu mentir que de ne pas la rendre. Ce qu’il y a dans la société influe aussi dans la manière de percevoir nos émotions, ou de ne pas les montrer.

Noémie Merlant : Ce qui est nouveau dans la manière d’aborder mon personnage, c’est qu’elle se fait beaucoup dans l’appropriation d’une histoire d’amour qui est dans la retenue. On laisse davantage de place à la frustration, à la confusion, dans les silences, les regards et la respiration, dans la manière de toucher et de frôler. Et la création de cette histoire d’amour se fait à deux. On va s’inventer une manière de se parler et de ne pas se parler, on va jouer sur cette excitation, laisser place à l’imaginaire. Tout cela a été nouveau pour moi, de ne pas juste balancer les émotions comme ça. Et c’est quelque chose de très enrichissant.

A.H : Le fait que ce soit une histoire d’amour entre femmes, dans le contexte d’un huis clos, ajoute que l’on réinvente non seulement l’histoire d’amour, mais que l’on brouille des rapports de classe. Il y a soudain une communication entre les classes sociales, qui à priori ne communique pas. 

Dans un monde où il y a une majorité de femmes, on doit aussi avoir leur vision. Pour qu’un monde avance, il faut que la vision circule, que tout le monde puisse s’exprimer.

L’histoire d’amour semble délimitée dans le temps, et de ce fait rendue impossible lorsque celui-ci est écoulé. 

A.H : C’est la forme politique du film, que je trouve d’ailleurs assez comique. Le film ne passe pas son temps à nous dire “arrêtez de rendre nos histoires d’amour impossible” , et pour rendre crédible cette histoire, elle passe par le huis clos. On est dans une société patriarcale. Une histoire d’amour est rendue impossible par un système, qu’il soit économique ou politique qui chosifie les femmes. Mais elle n’est pas impossible parce que les femmes n’ont pas la capacité de le faire. Et le film parle vraiment du possible. 

Adèle Haenel et Noémie Merlant

Les deux actrices au festival de Cannes. // Crédits photo LCI

À la présentation du film à Cannes, le débat sur le female gaze est revenu sur le devant de la scène. Vous pensez que ce regard va être progressivement plus “accepté” et changer les choses  ? 

N.M : C’est même pas que cela peut changer quelque chose, c’est que ce devrait être normal. Dans un monde où il y a une majorité de femmes, on doit aussi avoir leur vision. Pour qu’un monde avance, il faut que la vision circule, que tout le monde puisse s’exprimer. C’est une nouvelle proposition, y compris artistiquement. On propose un regard bienveillant, qui n’est pas dans le combat. Quand on fait des films d’homme avec seulement des hommes, on ne le note même pas. Pour Portrait de la jeune fille en feu, on nous parle de l’absence des hommes. Et oui, on explore l’intimité entre deux femmes, leur manière de s’exprimer, et c’est essentiel. 

Ce qui se passe aujourd’hui, à travers le #MeToo, on a eu l’impression que les femmes ont commencé à s’exprimer et qu’il y a quelque chose même d’inédit dans cette parole. Alors que non, on est juste toujours obligées de se battre en permanence.

A.H : Au-delà de tout ce qu’a dit Noémie, que j’approuve totalement, il y aussi le simple fait d’encercler le male gaze, et de montrer que ce n’est pas le point neutre. C’est ce male gaze qui donne très souvent le rôle des subalternes aux femmes et dans lequel on est obligées de se contenter d’être de jolis objets. À terme, il n’y a pas une différence ontologique, mais il y a une différence de vécu très claire, du fait qu’en tant que femme, on est opprimées dans une société. On revient des Etats-Unis et du Canada où la question du male gaze et du female gaze sont classiques, et où elles sont abordées de manière plus ouverte. C’est vrai que le film oeuvre dans ce sens, et peut-être qu’il va remettre en question l’universalité du male gaze et ainsi, problématiser le regard des hommes sur les femmes. 

Ce que vous dites est d’autant plus pertinent que le film s’est retrouvé en compétition face à Mektoub my Love : Intermezzo de Kechiche, qui revendique en quelque sorte le male gaze. On retrouve une certaine confrontation des regards particulièrement intéressante.

A.H : Je ne l’ai pas vu, mais oui, absolument. J’ai vu La Vie d’Adèle qui propose certainement un regard similaire. C’est un autre type de collaboration, la nôtre tient dans l’invention d’une joie, d’une excitation partagée. Pour moi, la scène de sexe dans le film, on était à Cannes et j’avais envie de rire. Je ne me sens pas volée, en pensant que je n’aurais pas dû tourner ça. 

N.M : Il y a complètement une autre vision et une autre manière de voir les choses, qui n’est que très rarement montrée. On l’a déjà vu dans l’Histoire, il y a eu cette ébullition de femmes peintres avec la mode du portrait qui ont réussi un peu à s’exprimer, mais qui ont été ensuite réduites au silence, et invisibles dans l’Histoire parce qu’on ne raconte jamais cette Histoire des femmes. Ce qui se passe aujourd’hui, à travers le #MeToo, on a eu l’impression que les femmes ont commencé à s’exprimer et qu’il y a quelque chose même d’inédit dans cette parole. Alors que non, on est juste toujours obligées de se battre en permanence. 

 

Amandine Dall'Omo avec Adèle Haenel et Noémie Merlant

Propos recueillis et édités par Amandine Dall’Omo pour Le Bleu du Miroir


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