THE DOUBLE | Carte blanche

Carte blanche est notre rendez-vous pour tous les cinéphiles du web. Régulièrement, Le Bleu du Miroir accueille un invité qui se penche sur un grand classique du cinéma, reconnu ou méconnu. Pour cette vingt-quatrième occurence, nous avons invité l’une des journalistes du Figaro, Laura Terrazas. Plume (et pinceau) en main, celle-ci rend hommage créatif à une oeuvre protéiforme signée Richard Ayoade : The Double

Carte blanche à… Laura T.

En 2014, The Double, réalisé par Richard Ayoade, sort dans les salles obscures. Jesse Eisenberg y prête doublement ses traits au scénario adapté du roman de Dostoïevski. L’atmosphère se veut anxiogène. The Double, outre les passionnantes métaphores que nous allons détailler ensuite, est une belle démonstration de mise en scène. Le jeu de miroir et celui de l’acteur se veulent subtils. L’audacieux pari d’adapter un grand classique de la littérature est ici gagné haut la main.

Le pitch : Simon James est un garçon timide, invisible dans une société plus qu’inspirée du rétrofuturisme de Brazil. Il est, tout comme le rêveur chez Terry Gilliam, méprisé par sa mère et ignoré de la femme qu’il aime. L’arrivée d’un nouveau collègue va bouleverser son existence bien morose. Avec ce James Simon, il partage le même visage mais, la ressemblance s’arrêtera là. Ce double est terriblement plus attirant, plus charismatique et s’immiscera progressivement dans sa vie. Il excelle là où notre « loser » chronique sombre toujours un peu plus. Le parasite causera, évidemment, sa perte.

En réalisant The Double, Richard Ayoade ne s’attaque pas seulement à l’oeuvre de Dostoïevski. Il s’attarde sur l’une des peurs ancestrales de l’être humain, son souci d’unicité. Quelle serait la valeur de notre humanité si nous n’étions pas chacun unique en notre genre ? La création ne serait plus cette complexité réservée à des forces supérieures, mais bien la preuve de notre ennuyante superficialité. Ce n’est pas un hasard si dans le folklore voir son Doppelgaänger, mot dont l’étymologie allemande signifie « sosie », est synonyme de malchance voire d’une mort annoncée. Nous sommes bien dans une bataille de l’égo face à une représentation de son moi-idéal, bien avant l’avènement de la psychanalyse. Le roman est publié en 1846, le petit Sigmund Freud n’a encore que dix ans.

Il sentait ses cheveux se dresser sur sa tête, et il se laissa tomber sur une chaise, presque évanoui d’épouvante. Et à vrai dire il y avait de quoi. M. Goliadkine avait tout à fait reconnu son nocturne compagnon. Son nocturne compagnon n’était autre que lui-même… M. Goliadkine lui-même, un autre M. Goliadkine, mais tout à fait identique à lui-même… en un mot ce qui s’appelle son double sous tous les rapports…

Ce que Dostoïevski explore dans son livre, tout comme Richard Ayoade dans son fascinant long-métrage, c’est la lutte intérieure du personnage dans un monde bureaucrate. La critique sociale en fond est inhérente aux deux versions, une preuve de plus que le réalisateur a su saisir dans son ensemble l’oeuvre littéraire qu’il adapte. The Double nous plonge dans le malaise permanent. Le système est chronophage et broie les individus, élimine les faibles. Même les extérieurs réveillent la claustrophobie du spectateur. C’est la pitié que nous inspire le premier malheureux. Sa solitude est bouleversante. Le jeu du vainqueur n’en est que plus jouissif. Jesse Eisenberg livre une de ses plus belles performances, comparable à celle de Jeremy Irons pour Cronenberg dans Faux-semblants. L’acteur brille par ses choix audacieux, pratiquant la stratégie du grand écart dans sa filmographie. Il signe pour les blockbusters Insaisissables et Batman v Superman : l’aube de la justice tout en s’impliquant dans le thriller sur fond de combat écologique Night Moves et le déjanté American Ultra.

Si nous devions retenir qu’un motif dans le long-métrage de Richard Ayoade, c’est le puzzle. Ce jeu en morceau qui consiste à récréer une image cohérente matérialise tout le propos de cette terrible histoire. Mia Wasikowska, parfaite comme toujours, n’assemble-t-elle pas inlassablement les pièces d’un dessin déchiré ? Elle sera la seule d’ailleurs à finalement reconnaître le cadet joué par Jesse Eisenberg, de son ainé. Pas à pas, la jeune version abusera de l’obsolète, qui n’a, il faut l’avouer, jamais réellement trouvé sa place. The Double fait partie de ses films qui laissent une empreinte, des heures après la projection et dans le cas présent, des années. C’est le parfait exemple d’une oeuvre complète, qui non contente de proposer une trame au suspense passionnant, nous interroge sur notre propre condition. Elle nous confronte avec talent à la folie égocentrique. Après tout, à dix-sept ans Fédor Dostoïevski écrivait à son frère Michel : « J’ai un projet : devenir fou ».

Laura T. 




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