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TALKING ABOUT TREES

Ibrahim, Suleiman, Manar et Altayeb, cinéastes facétieux et idéalistes, sillonnent dans un van les routes du Soudan pour projeter des films en évitant la censure du pouvoir. Ces quatre amis de toujours se mettent à rêver d’organiser une grande projection publique dans la capitale Khartoum et de rénover une salle de cinéma à l’abandon. Son nom ? La Révolution… 

Critique du film

Véritable déclaration d’amour au cinéma, ce film documentaire est un sommet d’optimisme mais également un précis d’amitié. Vous allez adorer ces héros très discrets, papys qui font de la résistance comme les enfants construisent des châteaux de sable.

Du Soudan, il faut bien reconnaître qu’on ne sait pas grand chose, à peine cité par sa capitale et la guerre du Darfour. Et ce n’est pas le cinéma qui nous a transmis beaucoup de nouvelles du pays ces dernières années. Étouffée depuis 30 ans sous la dictature du président/dictateur Omar el-Béchir (renversé cette année par un coup d’état militaire), la production cinématographique est exsangue. Dans ce contexte, le documentaire de Suhaib Gasmelbari est un événement. Les protagonistes qu’il a choisi de suivre sont cinéastes ou producteurs. Ils ont fondé le Sudanese Film Group, ciné club ambulant. Ils sont aussi amis de longue date. Certains se sont exilés pour étudier, travailler ou tout simplement fuir la dictature mais tous sont revenus au pays et se sont retrouvés pour monter cette association de bienfaiteurs. 

Association de bienfaiteurs

Le ton du film est donné dès la merveilleuse scène d’ouverture. Extérieur nuit : les compères improvisent dans une forme de « air cinéma », une scène de Sunset Boulevard. Un voile suffit à Ibrahim pour endosser le rôle de Norma, les mains de Suleiman moulinent pour simuler la caméra en action, Manar, tapi dans l’ombre figure Cécile B. DeMille pendant que Altayeb éclaire la scène. Irrésistible de drôlerie, Ibrahim conclut la scène dans un fou rire et dans les bras de Suleiman qui embrasse tendrement son crâne. Deux minutes suffisent à dire la complicité qui unit cette bande des quatre.

La grande intelligence de Gasmelbari est d’avoir su laisser les hommes qu’il filme imprégner le rythme et le ton du film. Mus par l’optimisme de la volonté, ils sillonnent, dans un van encore plus fatigués qu’eux, les routes du pays et  installent, sur les places des villages, leurs écrans de fortune. Les rires des enfants provoqués par les facéties de Charlot pour récompense. Malicieux et volontaires, ils n’en gardent pas moins, au cœur, les stigmates de la censure et de l’exil. Ibrahim n’a pas renoncé à tourner « Rat », film qui évoque notamment son interrogatoire par la police, soumis au supplice de la goutte d’eau. 

Le réalisateur trouve un juste équilibre entre les séquences davantage tournées vers le passé, empreintes d’une âpre nostalgie et celles animées par LE projet du quatuor : rouvrir le cinéma Halfaia. On est frappé par la force d’évocation d’un film comme Partie de chasse qu’Ibrahim Shaddad a tourné en 1964, on est ému par Suleiman Mohamed Ibrahim qui cherche à retrouver de côté de Moscou son film de fin d’étude. Ces hommes sont âgés mais en rien résignés. Il n’y a plus d’exploitant de salle au Soudan, toutes ont été fermées. Les jeunes regardent essentiellement le cinéma bollywoodien à la télévision. Eux veulent rouvrir, ultime acte héroïque de résistance, le grand cinéma Halfaia (La Révolution!) de Khartoum et proposer des (au moins une…) séances gratuites.

C’est une entreprise colossale, ce cinéma de plein air n’est que poussière et vestiges, sans parler du chemin de croix administratif qui les attend. Pourtant ils s’y attellent dans la bonne humeur. À la fragilité de leur âge, ils opposent la force de leur amitié. Il faut les voir prendre soin les uns des autres, un massage ici, un rasage là, un anniversaire célébré ensemble. De ces scènes sourd une cohésion qui transcende leur existence, ce que capte alors la caméra de Gasmelbari est absolument bouleversant.

Peu à peu, on sent le réalisateur séduit par Ibrahim Shaddad, tête de Ghandi sur corps burlesque. Peut-être concentre t-il mieux qu’un autre les sentiments que le film diffuse : la poésie d’une fleur qui pousse dans les décombres ou l’humour, politesse du désespoir ?

Symbole de la difficulté de l’entreprise, le cinéma est encerclé par 6 mosquées dont les invitations à la prière risquent de couvrir les bandes sonores. L’une d’elle ne manque pas de télescoper le générique des Temps modernes lors d’une séance préparatoire. «Le temps qu’on ouvre le cinéma, deux nouvelles mosquées auront vu le jour» ironise Manar.

Les affiches sont prêtes, Django Unchained est programmé, il n’y a plus qu’à attendre le feu vert administratif (comprendre politique)…

Dans la manière qu’il a de mettre en scène une renaissance, Talking about trees (le titre évoque un poème de Brecht) rappelle Buena Vista social club de Wim Wenders ou Sugar Man de Malik Bendjelloul, deux beaux documentaires dont la musique est le thème principal. Ici c’est le cinéma qui est célébré autant que l’amitié : vous ressortirez de la salle, le corps léger et le cœur gonflé par un irrépressible besoin de partager cet exquis délice que fut cette rencontre avec Suleiman, Ibrahim, Manar et Altayeb. 

Bande-annonce

18 décembre 2019 – Réalisé par Suhaib Gasmelbari

 




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