ANATOMIE D’UNE CHUTE
Critique du film
Justine Triet fait partie de ces cinéastes dont l’évolution de carrière est intimement liée au festival de Cannes. Repérée à l’ACID (section parallèle de films indépendants présentés en marge du Festival) en 2013 pour La bataille de Solferino, c’est avec la présentation de Victoria à la Semaine de la Critique en 2016 qu’elle obtient une plus large reconnaissance. Un succès critique et public qui lui a permis d’intégrer la compétition officielle dès son film suivant, Sibyl. Adepte du mélange des genres entre et au sein même de ses longs-métrages, la réalisatrice se distingue par une représentation du féminin complexe, loin de tout cliché. Anatomie d’une chute est à la fois un prolongement de cette étude doublé d’un renouvellement formel.
Sandra est une écrivaine d’origine allemande. Elle vit à la montagne dans un chalet isolé quelque part dans les Alpes françaises, avec son époux Samuel et Daniel, leur fils malvoyant. Un jour, en rentrant d’une balade, Daniel trouve son père étendu à l’entrée du chalet, gisant dans une mare de sang. S’agit-il d’un accident, d’un suicide ou d’un meurtre ? Une enquête commence alors pour déterminer les causes du décès de Samuel. Sandra est rapidement soupçonnée d’avoir tué son mari…
Sur ces prémices intrigantes, le film se réapproprie le genre du film policier et celui du film de procès dans un double mouvement scénaristique à l’écriture redoutable. Justine Triet et son co-scénariste Arthur Harari (réalisateur d’Onoda) choisissent de raconter cette histoire avec le point de vue le plus externe possible. Comme son titre l’indique, Anatomie d’une chute entend étudier presque cliniquement le cours de la justice face à un cas aussi complexe que celui d’un possible homicide conjugal. Pas de point de vue omniscient qui donnerait une avance au spectateur par rapport aux informations à disposition des personnages. En concentrant sa mise en scène sur la parole des protagonistes, Justine Triet interroge la notion même de ‘’vérité’’ au sein d’un tribunal. Ce graal recherché par toute procédure judiciaire ne serait-il pas finalement impossible à atteindre en réalité ?
Marriage Story
Après Victoria qui tenait une avocate pour héroïne et s’attardait dans plusieurs séquences sur les rouages de ce métier, Justine Triet avait l’envie d’un vrai film de procès. Cependant, pas question pour la réalisatrice de singer une mise en scène méthodique et léchée déjà éprouvée dans quantité d’œuvres avant elle. Dans un souci de réalisme, elle choisit volontiers de se tourner plutôt vers une réalisation chaotique. Mouvements heurtés, zooms et gros plans pour capter les regards et les allers et venues de magistrats, la caméra de Triet rend compte de l’agitation et l’effervescence qui règnent dans un tribunal. Le résultat est immersif à souhait, appuyé par un découpage faussement anarchique et oppressant.
Dans son exploration de la figure féminine au cinéma, Triet compose un personnage d’une grande finesse. La chute du titre correspond évidemment à l’incident déclencheur de l’intrigue, mais également au délitement de la vie de Sandra. Cette dernière voit son existence bouleversée du jour au lendemain. Lors du procès, sa vie privée se retrouve disséquée sous tous les angles possibles et imaginables dans des diatribes d’une impudeur folle. Celles-ci ne manquent d’ailleurs pas de traduire en filigrane certains réflexes sexistes et profondément misogynes, notamment lorsqu’il est question d’aborder la vie intime du couple. Pour ces moments, impossible de ne pas rendre en compte de l’impressionnante partition offerte par Sandra Hüller. Jamais dans la performance, la comédienne délivre un jeu tout en nuances et intériorité qui ne cesse d’échapper à l’appréciation de son spectateur. L’ambiguïté qu’elle parvient à distiller par quelques regards participe énormément à la réussite du film.
Avec ce quatrième long-métrage, Justine Triet signe son meilleur film à ce jour. De l’écriture à la mise en scène, sa réalisation ample fait preuve d’une maitrise impressionnante qui joue constamment avec les attentes et frustrations de son public, sans jamais prendre ce dernier pour un imbécile. Bien au contraire, le duo Triet-Harari invite le spectateur à se montrer proactif et, à l’instar de ses personnages, faire (ou non) le choix de croire. Et si une évidence saute bien aux yeux après visionnage d’Anatomie d’une chute, c’est qu’on a toutes les raisons de croire au talent de Justine Triet.
