LES FILLES D’OLFA
Critique du film
L’une des annonces les plus réjouissantes du 76ème festival de Cannes est sans contexte la présence de Kaouther Ben Hania en sélection officielle. Première représentante du cinéma tunisien en compétition depuis plus de 50 ans, la réalisatrice de La Belle et la meute se voit offrir une visibilité plus que méritée tant son cinéma fait preuve d’une force politique rare, conjuguée à une maîtrise formelle ahurissante. Les Filles d’Olfa ne fait pas exception et se situe dans la droite lignée des précédents travaux de la cinéaste. Avec une ambition formelle supplémentaire pour ce nouveau projet : entremêler documentaire et fiction dans un dispositif narratif hybride plutôt inédit.
Olfa est une femme de ménage tunisienne qui a élevé seule ses quatre filles. Un jour, les deux aînées, Ghofrane et Rahma, disparaissent, ‘’dévorées par le loup’’ selon les termes de leur mère. Les deux jeunes femmes se sont en fait rendues en Lybie pour rejoindre Daech… Pour retracer le terrible destin de cette famille, Kaouther Ben Hania tente une approche composite. D’un côté, recueillir les souvenirs d’Olfa et de ses filles cadettes face caméra. De l’autre, proposer une reconstitution des dits-souvenirs avec les intéressées rejouant les scènes de leur propre existence. Et pour pallier l’absence des deux sœurs disparues, la réalisatrice engage deux comédiennes professionnelles. Elle va même jusqu’à convoquer une doublure pour incarner Olfa lors de scènes jugées trop difficiles émotionnellement.
De par son jeu à naviguer constamment entre le réel et la fiction, Les Filles d’Olfa décontenance souvent son spectateur. Il y a avant tout le témoignage poignant de cette femme au parcours hors du commun. Battue par sa mère puis mariée de force, Olfa refuse très tôt la condition d’asservissement à laquelle elle semble destinée. La séquence où elle évoque sa nuit de noces démontre à elle seule l’insoumission qui anime profondément cette femme. Mais la scène prend une tournure vertigineuse puisqu’au moment d’être reconstituée à l’écran, Olfa décide elle-même de mettre en scène les comédiens. S’opère alors une mise en abime troublante. La réalisatrice est-elle en train de capter une réminiscence plus ou moins fidèle à la réalité ou Olfa profite-t-elle de ce dispositif pour réinterpréter (voire corriger) sa propre vie ?
Interroger, comprendre et, peut-être, guérir
Le choix de mise en scène de Ben Hania repose sur un équilibre fragile mais remarquablement tenu pendant toute la durée du long-métrage. L’approche documentaire a évidemment une portée pédagogique et permet à une mère et ses filles d’interroger leur histoire et tenter de comprendre les raisons qui ont pu pousser deux adolescentes à céder à l’endoctrinement, puis à la radicalisation. La partie ‘’fictionnelle’’ vient quant à elle brouiller les pistes qui séparent le cinéma de fiction du cinéma documentaire. Dans une même partition, le fantasme et la réalité finissent par se rencontrer et s’entrechoquer. En ressort une sensation de dissonance étourdissante qui pousse le spectateur à constamment remettre en question son regard sur les différentes protagonistes.
Enfin, la réalisatrice trouve dans ce projet filmique une matière à réflexion particulièrement riche pour prolonger son traitement des problématiques culturelles et sociales inhérentes au monde arabe. Plus qu’un portrait de famille, Les filles d’Olfa fait se confronter deux générations de femmes : d’un côté Olfa, qui malgré une volonté de fer n’a jamais vraiment réussi à s’émanciper du modèle de violence patriarcale intrinsèque à son environnement ; de l’autre Eya et Tayssir, ses filles cadettes bien déterminées à rester maîtresses de leurs destins et de leurs corps. Leurs échanges assertifs ainsi que le monologue final d’Olfa sur comment ‘’briser la chaine de la violence’’ donnent au film une force politique particulièrement pertinente.
Malgré un concept théâtral un peu appuyé qui empêche souvent l’émotion de s’installer, Les Filles d’Olfa reste un objet fascinant sur le fond et sur la forme. Au-delà du propos politique nécessaire, le film de Kaouther Ben Hania offre quantité de pistes de réflexion passionnantes sur le pouvoir du cinéma sur le réel : interroger, comprendre voire même guérir.