SPENCER
Le mariage de la princesse Diana et du prince Charles s’est terni depuis longtemps. Bien que les rumeurs de liaisons et de divorce abondent, la paix est ordonnée pour les festivités de Noël au domaine de la reine à Sandringham. Il y a à manger et à boire, à tirer et à chasser. Diana connaît le jeu. Mais cette année, les choses seront bien différentes. Spencer est une illustration de ce qu’il aurait pu se passer pendant ces quelques jours fatidiques.
Critique du film
Peu importe le média utilisé, il parait difficile en 2022 d’évoquer la figure de Lady Di sans éviter la redite ou les lieux communs, tant la vie et la mort de la princesse de Galles semblent avoir été examinées, analysées et commentées sous tous les angles possibles et imaginables. La fiction ne s’est d’ailleurs jamais privée de mettre en scène le personnage de Diana pour poser différents regards sur le mythe, parfois pour le meilleur (la remarquable saison 4 de The Crown), parfois pour le pire (l’embarrassant Diana d’Oliver Hirschbiegel). Pourtant, plus de 20 ans après son décès tragique, une aura insaisissable fascinante continue de planer sur le fantôme de Diana. Une énigme quasi indicible qui a fortement inspiré le réalisateur chilien Pablo Larraín, qui tente avec Spencer de dresser un portrait inédit de la femme derrière la princesse, à moins que ce ne soit l’inverse ?
Trois jours dans la vie d’une femme
En reprenant une structure narrative proche de celle utilisée dans Jackie – autre évocation fantasmée d’une figure emblématique féminine du 20ème siècle – Pablo Larraín s’affranchit une nouvelle fois des codes imposés par le biopic ronflant traditionnel. Resserré sur trois jours, le récit s’ouvre sur les préparatifs des festivités de noël qui sont sur le point d’avoir lieu au palais de Sandringham où se réunit chaque année l’ensemble de la famille royale britannique. Dans une parade protocolaire d’une précision chirurgicale, l’armée entre dans l’enceinte du domaine pour venir y déposer les mets qui seront consommés pendant les fêtes. La précieuse nourriture est alors rapidement prise en charge par la brigade culinaire, finement préparée et rompue à l’exercice. Rien ne semble pouvoir entraver une chorégraphie aussi répétée qu’éprouvée.
Pourtant, à quelques kilomètres de là, une jeune femme cherche son chemin, perdue au beau milieu de la campagne anglaise. Seule au volant de sa décapotable, dépourvue de chauffeur ou de garde du corps et visiblement en retard sur ses obligations princières, Diana apparait d’entrée de jeu comme le grain de sable sur le point de faire dérailler une machine trop bien huilée. C’est avec un sens aiguisé du montage que Larraín pose en quelques plans, et sans aucun dialogue, le gouffre absolu qui existe entre Diana et le milieu dans lequel elle évolue.
A partir de cette introduction, la caméra n’aura de cesse de coller son héroïne pour mieux tenter d’en sonder les troubles intérieurs. Diana est à un moment charnière de son existence, coincée entre un mariage malheureux, ses devoirs de mère et une image publique de plus en plus lourde à porter. Les rumeurs sur un possible divorce avec le Prince Charles, ainsi que les frasques relayées par une presse toujours plus déchaînée ont considérablement affecté la jeune femme. C’est dans ce contexte ultra tendu et fragile psychologiquement que celle-ci se rend à Sandringham pour une trêve de noël monarchique au sein d’un microcosme qui la méprise et scrute ses faits et gestes, dans l’attente du moindre faux pas. Trois jours qui vont s’avérer décisifs pour sa (sur)vie, entre efforts vains pour tenter de faire bonne figure, rares moments de répit avec sa confidente et épisodes psychotiques d’une incroyable violence.
Larraín épouse totalement le point de vue de Diana pour mettre en scène la complexité de son esprit torturé, constamment au bord du précipice. L’approche psychologique (voire psychanalytique) de la mise en scène permet par ailleurs au réalisateur de composer parmi les séquences les plus oppressantes vues ces dernières années au cinéma. Une atmosphère étouffante qui culmine lors d’une scène de repas où de longs regards inquisiteurs se marient avec une musique intra-diégétique qui passe progressivement de l’air de chambre à une mélodie plus inquiétante. La montée en puissance est des plus anxiogènes et donne au film des accents de cauchemar « kubrickien » irrespirable. A l’instar de l’Overlook Hotel de Shining, le palais de Sandringham semble d’ailleurs pourvu d’une force maléfique qui se resserre progressivement sur l’héroïne pour mieux l’engloutir (température glaciale, longs couloirs interminables, fantômes du passé qui hantent le lieu, rideaux qu’on ne peut ouvrir…).
Le feu sous la glace
Pour autant, il serait réducteur de ne voir en Spencer qu’une vision désenchantée du destin de Diana. Car si la nature troublée de la princesse, ainsi que ses tendances autodestructrices ne sont jamais reniées par le script de Steven Knight, ce dernier va astucieusement utiliser ces éléments pour mieux mettre en exergue l’incroyable résilience qui se niche dans l’esprit de cet être tout en complexité. Dès son carton introductif, le spectateur est prévenu des largesses qui vont être prises avec la réalité pour en tirer ‘’une fable inspirée d’une véritable tragédie’’. Un choix qui va permettre à Pablo Larraín et son scénariste de déconstruire méticuleusement la figure historique de Diana et mieux intégrer celle-ci à un récit initiatique à la lisière du conte fantastique.
Le parcours du combattant de la princesse prisonnière de son château est ainsi jonché de superbes séquences oniriques, magnifiées par la photographie de Claire Mathon, dans lesquelles Diana tente d’échapper à son destin funeste. Le film offrira même à son personnage une porte de sortie d’une extrême douceur dans un dernier acte étonnamment libérateur qui laisse malgré tout un goût amer face à l’issue tragique qui sera celle de la véritable Diana et auquel le spectateur ne peut s’empêcher de penser.
Cette odyssée mentale n’aurait bien évidemment pas la même portée émotionnelle sans l’incarnation sidérante de Kristen Stewart. La métamorphose physique de l’actrice, ainsi que son remarquable travail sur la voix et l’accent anglais la place sans nul doute dans la course aux récompenses outre-atlantique. Cependant, la clé de son interprétation semble résider ailleurs. Par son positionnement corporel, certaines répliques chuchotées ou un regard emplie de détresse, la comédienne disparait totalement sous les traits d’une Diana bouleversante et toute en intériorité, qui suscite autant l’empathie qu’elle conserve une part de mystère insondable.
Avec Spencer, Pablo Larraín touche au sublime en filmant la lente déflagration intérieure d’une femme à la reconquête de sa propre identité. Il signe une fable sur la dépression d’une puissance symbolique saisissante, portée par une mise en scène à la beauté spectrale inouïe. L’interprétation magistrale de Kristen Stewart, qui trouve ici son plus grand rôle, achève de donner à cette œuvre une marque indélébile qui poursuit son spectateur bien longtemps après la projection.
Bande-annonce
17 janvier 2022 (Prime) – De Pablo Larrain, avec Kristen Stewart, Timothy Spall et Jack Farthing.