LES LEÇONS PERSANES
1942, dans la France occupée, Gilles est arrêté pour être déporté dans un camp en Allemagne. Juste avant de se faire fusiller, il échappe à la mort en jurant aux soldats qu’il n’est pas juif mais persan. Ce mensonge le sauve momentanément puisque l’un des chefs du camp souhaite apprendre le farsi pour ses projets d’après-guerre. Au risque de se faire prendre, Gilles invente une langue chaque nuit, pour l’enseigner au capitaine SS le lendemain. La relation particulière qui se crée entre les deux hommes ne tarde pas à éveiller la jalousie et les soupçons des autres…
Critique du film
Source inépuisable de réflexions sur ce qui fait notre (in)humanité, la Seconde Guerre mondiale continue de donner aux réalisateurs du monde entier un terreau fertile pour tenter de faire une radioscopie de l’être humain dans toute sa complexité. Au fil des années, de nombreux regards se sont posés sur cette sombre période avec des résultats parfois édifiants et nécessaires (La liste de Schindler, La vie est belle…). Présenté à la Berlinale en 2020, Les Leçons Persanes tend à prolonger ces questionnements en mettant en scène le face-à-face entre un jeune juif et un officier nazi autour d’un incroyable mensonge qui conditionne la survie du premier.
Jeu de dupes
1942 : un fourgon s’arrête en pleine forêt quelque part dans l’est de la France. Des officiers nazis ordonnent aux nombreux prisonniers de sortir du véhicule sur le champ. La caméra se pose dans un long plan fixe pour capturer de manière brute et sèche l’horreur qui se joue sous nos yeux : sans sommation, les soldats font feu sur plusieurs dizaines d’hommes et de femmes. Comme par miracle, l’un d’eux échappe à la rafale. Dans un geste aussi vif que désespéré, il se plaque contre terre quelques secondes avant les tirs. La caméra se rapproche alors du condamné qui, dans un instant de pure folie, tente de convaincre ses bourreaux qu’il n’est pas juif mais perse. Pas totalement convaincus, les soldats épargnent malgré tout la vie du jeune homme pour le présenter à l’un des dirigeants du camp de concentration où ils officient. Comme pour sceller son destin, la caméra, prophétique, finit de présenter notre héros entouré de soldats armés jusqu’aux dents et se tenant difficilement debout, au milieu des morts.
De cette ouverture très maitrisée découle tous les enjeux de ces Leçons Persanes. L’instinct de survie du personnage de Gilles (émouvant Nahuel Pérez Biscayart) est immédiatement mis en exergue, autant que son esprit ingénieux grâce auquel il échappe à la mort. De son propre aveu, le réalisateur ukraino-américain Vadim Perelman souhaitait rendre hommage à tous les persécutés qui, face à l’absurde barbarie et la promesse d’une mort inéluctable, déploient des efforts insensés pour rester en vie. En cela, le film demeure une belle ode à l’ingéniosité et à la résilience humaine car pour contrer la situation inextricable dans laquelle se trouve, Gilles devra prétendre maitriser le farsi et l’enseigner au capitaine Koch, haut gradé nazi qui cherche à apprendre la langue persane pour ses projets d’après-guerre.
Les mots sont nos vies
De facture classique, la mise en scène prend avant tout le parti de la reconstitution historique soignée et documentée. Mais c’est paradoxalement dans ses moments d’intimité entre les deux protagonistes que le film gagne le plus en puissance émotionnelle. La relation entre le capitaine Koch et Gilles (auto-rebaptisé Reza pour les besoins de son imposture) offrent des moments de tension dramatique d’une grande justesse. D’abord jeu de domination abusif entre un bourreau et son prisonnier, le film opère petit à petit un basculement de pouvoir sous-jacent à mesure que Gilles déploie sa stratégie de séduction auprès de celui qui a droit de vie ou mort sur sa personne. Chaque mot et phonème sont pesés et pensés avec soin par le jeune homme afin de maintenir une illusion parfaite au moment de la restitution à son interlocuteur allemand, si bien qu’on tremble souvent à la moindre hésitation ou prononciation hasardeuse du mystificateur.
L’affabulation a d’autant plus de puissance ici qu’elle est constamment contrebalancée par la mort qui gravite autour du personnage à chaque instant du récit. À la manière d’un conte macabre et cruel, l’intelligence et le courage de Gilles sonneront (de manière consciente ou non) toujours le destin funeste de plusieurs de ses congénères, condamnés à être sacrifiés pour assurer sa survie. Et ce n’est qu’à partir du moment où Gilles prend conscience de ce schéma insoluble et moralement insupportable que son parcours se mue en combat silencieux et où la langue inventée devient l’arme ultime pour le salut de son peuple.
C’est sans doute la plus belle idée du film, parfaitement illustrée lors d’une scène pivot où le rapport de force entre les personnages est complètement renversé : lors d’une énième session d’apprentissage, Reza convint Koch de démarrer une conversation dans la langue persane imaginaire. À ce moment précis, il prend l’ascendant sur son ennemi, l’invitant à se confier en utilisant, sans le savoir, un langage principalement composé des prénoms des prisonniers juifs du camp de concentration.
Dans ces scènes d’affrontement, la mise en scène se met naturellement en retrait pour laisser le champ libre à ses deux comédiens. On a déjà évoqué Nahuel Pérez Biscayart dont le jeu empreint de fragilité et de force intérieur sied parfaitement au personnage de Gilles. Face à lui, Lars Eidinger se révèle impérial de perversité. Tour à tour monstrueux et empathique, il compose un antagoniste loin des archétypes du genre. Magnétique, il livre une prestation virtuose qui justifie à elle seule le déplacement.
Limites du romanesque
Cependant, si l’affrontement au cœur du film offre des moments de cinéma intenses, le cinéaste ne se montre pas aussi inspiré lorsqu’il filme le quotidien du camp de concentration du point de vue des officiers. On comprend l’intention initiale de vouloir montrer le décalage inhumain qui existe entre l’enfer vécu par Gilles et les autres prisonniers et la routine des soldats. Seulement, les personnages manquent de corps et sont trop peu développés pour réellement exister ou susciter un quelconque intérêt. La dissonance entre le traitement réservé aux protagonistes principaux et secondaires donne souvent l’impression d’assister à deux histoires qui ont du mal à coexister. S’en ressent un rythme alourdit qui aurait mérité d’être resserré sur le face-à-face promis par l’affiche.
De la même façon, le spectateur devra mettre de côté tout ce qu’il a appris sur le fonctionnement des camps pour vraiment croire au parcours de son héros. Les officiers nazis n’hésitant jamais à assassiner froidement les déportés dans l’enceinte du camp, ils se montrent étrangement plus indulgents avec Gilles sans aucune autre raison que de servir les enjeux narratifs du récit.
Reste un film à la note d’intention infiniment louable, qui offre un duel musclé entre deux comédiens talentueux et investis, mais se retrouve souvent parasité par des défauts d’écriture déjà présents dans les précédents travaux du réalisateur (notamment le très raté La vie devant ses yeux) qui font voguer le film vers les terres du mélo lacrymal un brin poussif et peu crédible.
Bande-annonce
19 janvier 2022 – De Vadim Perelman, avec Nahuel Perez Biscayart, Lars Eidinger et Jonas Nay.
Présenté au festival Les Arcs 2021 // Playtime