Mé el Aïn

MÉ EL AÏN

Aïcha, une mère tunisienne douée de rêves prophétiques, vit dans une ferme rurale avec son mari Brahim et ses trois fils. La vie d’Aïcha et Brahim est complètement bouleversée après le départ de leurs fils aînés, Mehdi et Amine, à l’étreinte violente de la guerre. Ayant vécu leur vie uniquement pour leurs enfants, Aïcha et Brahim se retrouvent sans fondement et tentent de donner un sens à une nouvelle réalité douloureuse.

Critique du film

« Who do I belong to » ? Cette question posée par le titre international du film, qu’on peut traduire par « où sont mes racines ? », constitue le premier mystère du film de Meryam Joobeur, mais n’est en cela qu’une première étape. Tout le film est une succession de moments où l’interprétation du spectateur est mise à rude épreuve. Les premières images sont celles d’un mariage, un événement qui rassemble toute une communauté dans la campagne aride tunisienne. Trois frères se préparent, seul le plus jeune suit sa mère pour assister aux festivités. Ils ont la particularité d’avoir tous des cheveux d’un roux flamboyant, le visage grêlé de tâches de rousseur imprimant leur peau d’une teinte très particulière. Selon l’aveu de la cinéaste, c’est un moyen de déstabiliser le spectateur, présentant des physiques atypiques éloignés de la représentation classique attendue pour des hommes nord-africains.

L’effet visuel de ce premier élément est incroyable : doublé d’une photographie époustouflante, ces personnages sont d’une « cinégénie » indéniable, crevant l’écran à chaque nouvelle apparition. Avec eux, s’installe une atmosphère spectrale qui infuse le plan, et ne fait que se développer à mesure que se dévoile l’intrigue. Si les deux frères aînés disparaissent subitement, rejoignant le djihad islamique, le retour de Mehdi au bout de quelques minutes s’accompagnent de la présence de Reem, énigmatique épouse aux yeux d’un bleu perçant. Ici encore, c’est par la couleur fulgurante de ce regard que se noue une nouvelle étape dans la progression dramatique de l’histoire. Le halo de mystère qui entoure ce nouveau personnage ne va se résoudre que par bribes, sans que la réalisatrice ne guide explicitement son spectateur.

C’est presque un élément mythologique que constitue Reem, une sirène apparue au milieu du désert qui déclenche une vague d’événements étranges autour d’elle. Brahim, le père des trois garçons, se tient à distance de cette femme, désertant complètement sa famille comme attaquée par une peur panique vis à vis de celle dont tout le corps est dissimulé sous un niqab. Adam Bessa, découvert dans Harka (2022), joue le rôle de Bilal, personnage qui rattache l’histoire à un semblant de réalité plus cartésienne, à coté de cette atmosphère de conte horrifique qui gagne tout le village. Policier, il enquête autour de cette affaire qui concerne ses amis d’enfance. Bilal permet au film d’atteindre un certain équilibre et de ne pas totalement perdre pied dans un ésotérisme trop échevelé qui déferle dans le dernier tiers du film.

who do i belong to

Pour bien apprécier Who do I belong to, il faut accepter de lâcher prise, c’est à dire s’abandonner à un récit construit tout en métaphores sans se laisser dérouter pendant le voyage qu’il bâtit autour de nous. Dans une forme de vision apparue à Aicha, sublime Salha Nasraoui, on comprend que Reem est d’une certaine façon la personnification de toutes ces femmes sacrifiées sur le chemin de la guerre. Plus que la guerre en Syrie en particulier, elle représente toutes celles qui sont les victimes de la folie d’hommes pour qui elles ne sont qu’un cap à passer dans un parcours initiatique mortifère et sanguinaire. Esprit frappeur en quête de vengeance, Reem est telle un djinn frappant ceux qui offensent et blessent encore aujourd’hui des milliers de femmes qui sont pour eux autant de quantités négligeables.

Si le film de Meryam Jabooeur est, par moments, difficile à suivre, pêchant dans la mise en scène par une absence de clarté dans le geste, il est difficile de ne pas lui reconnaître une grâce, tant dans la direction d’acteurs, que dans la photographie de Vincent Gonneville, chef opérateur et complice de longue date de la cinéaste. La très belle émotion véhiculée par le film en font une belle promesse pour l’avenir, et une première pierre de qualité sur le chemin de Meryam Joobeur.


De Meryam Joobeur, avec Salha NasraouiMohamed GrayaaMalek Mechergui


Berlinale 2024




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