L’ÉCHAPPÉE
Une libérienne, Jacqueline, s’échappe de justesse de son pays déchiré par la guerre pour rejoindre une île grecque. Elle offre des massages aux touristes en échange d’un ou deux euros afin de se nourrir. Elle rencontre un guide touristique, tous deux se rapprochent…
CRITIQUE DU FILM
La carrière d’Anthony Chen a décidément pris un coup d’accélérateur ces derniers mois, car après la sortie prochaine d’Un hiver à Yanji, présenté à Cannes en mai en sélection officielle, c’est un nouveau film, L’échappée, qui avait eu lui sa Première en janvier à Sundance. Cette nouvelle histoire dessine avec plus de précisions les contours d’une œuvre de plus en plus cohérente, dont on discerne mieux les obsessions, affirmées par le cinéaste dans ses interviews. Après avoir filmé son île de Singapour à deux reprises, puis la Chine continentale, c’est en Grèce en langue anglaise qu’il décide de tourner, avec un casting international aux horizons variés. Les deux personnages principaux sont libérien, américain, avec un zeste de culture anglaise et grecque pour parachever l’ensemble.
Jacqueline est ce nouveau personnage comme Anthony Chen les affectionne : une marginale, ce qu’il appelle une « outcast ». Loin de son pays d’origine qu’elle a du fuir à cause des remous politiques, elle se retrouve à errer sur le littoral grec en quête de maigres moyens de subsister et parer à ses besoins physiologiques les plus immédiats. Ce premier constat est dur, c’est une souffrance tout d’abord dans la quête de la survie qui nous est exposée. Chaque journée a une problématique simple pour Jacqueline, il faut trouver de quoi boire, manger, et réussir à s’occuper d’elle dans une période de menstruation qui lui complique encore plus l’existence. Ce chemin de croix de la débrouille la plus élémentaire est effectué dans une dignité confondante, le cinéaste dessine un personnage qui se bat sans commettre ni vol ni mendicité, prenant soin de rester propre malgré son absence de moyens.
L’échappée développe son intrigue par une rencontre, comme souvent chez l’auteur d’Ilo Ilo, le personnage exilé et en difficulté rencontre quelqu’un qui va lui permettre si ce n’est de guérir, tout du moins d’affronter ses blessures. Callie, américaine ayant épousé la Grèce comme pays de substitution, est peut être la protagoniste la plus bienveillante jamais écrite par Chen. Elle accueille l’amitié de cette inconnue les bras ouverts, sans un jugement ni une parole malheureuse. Cette relation naissante permet au film d’épaissir son intrigue, et met en perspective la narration parallèle qui présente l’origine du traumatisme de Jacqueline. En renouant avec un autre être humain, Jacqueline fait ressurgir toutes les peines enfouies, son énergie n’étant plus consacrée exclusivement à atteindre le jour suivant.
Ici encore, L’échappée prolonge ce qui est, de l’aveu même du réalisateur, sa philosophie de vie et sa marque de fabrique présente dans chacune de ses fictions : la quête du chemin du retour. Cette route est ici brisée, impossible à emprunter, et c’est cette impasse formulée explicitement par la mère de Jacqueline qui exprime l’ampleur du désastre. S’il est impossible de retrouver son lieu de sécurité, sa maison, que reste-t-il à Jacqueline pour trouver du sens à sa vie ? Son effondrement dans le dernier tiers du film ramène impitoyablement à cette question, comme une sentence terrible qui s’abat sur elle. La finesse de cette mise en scène qui souligne avec fracas la tragédie des corps meurtris par la guerre, fait monter d’un cran l’intensité qu’aime créer Anthony Chen. Si les fins de ses autres films laissaient entrevoir une ouverture, il est difficile d’imaginer l’après pour Jacqueline.
C’est pourtant dans une beau regard ponctué d’un sourire qu’il termine son film, l’autre, incarné par Callie, ayant réussi à créer une nouvelle alcôve semblable à une maison. Son corps lui-même semble reconquis, exposé le temps d’un plongeon dans la méditerranée, autorisé enfin à exister en dehors de toute souffrance. L’échappée est une nouvelle œuvre sensible qui démontre tout le talent d’Anthony Chen, auteur qui se bonifie dans ce rythme désormais soutenus de projets, déployant ses ailes au rythme de ses désirs d’artistes, que ce à Singapour ou sur tous les territoires où il pose son regard.
24 avril 2024 – D’Anthony Chen, avec Cynthia Erivo, Alia Shawkat et Ibrahima Bah.