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CHLOÉ HUVET | Interview

Chloé Huvet est maître de conférences en musicologie à l’université d’Évry Val-d’Essonne Paris-Saclay (section CNU 18) et chercheuse permanente du laboratoire RASM-CHCSC. Elle a publié en 2022 chez Vrin un ouvrage consacré à la musique et au son de Star Wars (Composer pour l’image à l’ère numérique. Star Wars, d’une trilogie à l’autre) et s’apprête à en publier un autre sur Ennio Morricone (Éditions universitaires de Dijon). Nous l’avons rencontrée pour aborder sa passion pour la musique de film, évoquer l’évolution du style de John Williams et celle de l’industrie hollywoodienne, et pour faire le point sur ses différents projets.

Quel est votre parcours de cinéphile ? Depuis quand êtes-vous fan de Star Wars ?

Je suis cinéphile depuis longtemps. Ma passion pour la musique et le cinéma ont toujours été étroitement mêlées. C’est par le biais du cinéma que j’ai été sensibilisée à la musique. J’ai vu les premiers Star Wars très jeune, et j’ai été bercée par les grands classiques hollywoodiens. La BO de l’Épisode 4 est le premier disque que j’ai demandé à mes parents de m’acheter. J’ai commencé la musique assez tôt, je suis harpiste. En 1999, j’ai découvert à 11 ans La Menace fantôme sur grand écran lors de la sortie au cinéma, où j’ai été très marquée par la course de modules

Finalement, je me suis orientée vers la musicologie, et après deux ans de classe préparatoire option musique, j’ai intégré l’École normale supérieure de Lyon. Au moment d’arriver au master, on m’a proposé de choisir mon sujet. C’était l’occasion d’aborder la musique de film qui me tenait à cœur depuis si longtemps. À l’époque, il n’y avait quasiment pas de publication scientifique, musicologique, sur les partitions de Star Wars. Mon directeur de l’époque m’a conseillé de garder ce vaste corpus pour ma thèse.

Pourquoi choisir une carrière d’universitaire plutôt qu’une carrière de musicienne ?

Je me suis rendu compte assez jeune que mener une carrière de harpiste était très compétitif. Je ne voulais pas me produire en soliste mais en formation de chambre. J’aurais adoré jouer dans les orchestres par exemple mais le nombre de harpes y est très limité. Et je ne me voyais pas faire uniquement de la harpe toute la journée. Quand j’ai intégré l’ENS en musicologie, je pouvais aussi suivre d’autres cours, notamment de cinéma, c’est comme ça que je me suis formée dans ce domaine (en plus de lectures personnelles).

Vous n’avez pas senti de réticence par rapport au sujet de la musique de film ?

Au début de mon travail de thèse sur Star Wars, j’ai parfois senti certaines réticences : on me disait par exemple que c’était un sujet un peu léger, que pouvait-on écrire de sérieux sur la musique de ce genre de blockbusters ? Mais les choses ont évolué depuis 2010, la cinémusicologie française s’est beaucoup développée, et maintenant je suis beaucoup moins confrontée à ce type de remarques. Les étudiants musicologues n’ont plus de difficultés à travailler sur Harry Potter ou Le Seigneur des anneaux par exemple, mais il y a encore quelques années, cela n’allait pas forcément de soi.

Combien de temps avez-vous mis pour écrire votre livre « Composer pour l’image à l’ère numérique » ?

Cet ouvrage est issu de ma thèse que j’ai remaniée. J’ai travaillé dessus pendant cinq ans. Il était prêt fin 2018 mais pour différentes raisons – notamment la pandémie – il n’est sorti que début 2022 et cela m’a permis d’en faire évoluer un peu le contenu.

Est-ce que vous envisagez une édition augmentée pour incorporer la dernière trilogie ?

Pour l’instant, je travaille sur un article consacré à l’orchestration de la dernière trilogie que l’on m’a commandé pour un ouvrage collectif aux Presses universitaires d’Oxford, en anglais. Je ne sais pas si j’aurai le courage de faire une édition augmentée de mon livre, mais ce serait intéressant qu’il puisse être traduit en anglais pour une diffusion plus large. On me demande souvent si je ne suis pas lassée par le sujet, mais ce n’est pas le cas, je regarde toujours ces films avec plaisir !

Que pensez-vous de la dernière trilogie ? L’absence de Lucas n’a-t-elle pas été préjudiciable ?

J’ai beaucoup apprécié l’Épisode 7 à sa sortie. Pour moi, les deux films réalisés par J.J. Abrams sont tout à fait intéressants. Je suis en train de travailler sur l’Épisode 7, dont le scénario a beaucoup été critiqué. Mais pour moi, cet univers du clin d’œil et du recyclage fait partie de l’ADN de Star Wars, il ne s’agit pas d’un manque d’inspiration des scénaristes, mais plutôt d’une inscription dans la logique du cycle cinématographique qui est basée sur la variation sur le même. Au niveau de la mise en scène, certains plans sont magnifiques, traités presque comme des tableaux ; il y a aussi un côté ludique et plus fun que dans les prequels. Abrams s’inscrit dans l’héritage de la saga lucasienne, et il a une révérence frappante envers Williams dans ses interviews. Musicalement, je retiens de cette trilogie le superbe thème de Rey. Et la fin de l’Épisode 9, au moment du duel opposant Kylo Ren et Rey à l’Empereur, qui possède une vraie dimension opératique, on retrouve un souffle dramatique et épique qui renvoie à la Menace fantôme et à la fin de la Revanche des Sith. 

Revenons aux deux premières trilogies. Pouvez-vous nous parler de l’évolution du style de Williams ?

Je me suis entretenue avec son orchestrateur principal, Conrad Pope, qui m’a expliqué qu’il y a eu un tournant au début des années 1990, avec des films comme Hook et Jurassic Park. Williams a essayé de se renouveler, il a utilisé des alliages de timbres plus transparents, entre le célesta, la harpe et le piano, par exemple. Il a davantage fait appel aux voix, celles de femmes, d’hommes et d’enfants, traitées en formation chorale ou solistes. L’évolution de l’écriture de Williams aussi liée à la transformation des technologies. Comme je le montre dans mon livre, une extension s’est opérée vers les deux registres opposés dans les préquelles. On remarque un goût pour l’extrême aigu et surtout pour les profondeurs de l’extrême grave, des sonorités qui n’auraient pas été possibles avec les techniques et les équipements existants à l’époque de la première trilogie, car le son pouvait saturer très vite ou être distordu, et on n’aurait pas perçu les infra basses avec autant d’acuité qu’avec les systèmes numériques. 

Dans Les Dents de la mer, il utilisait déjà des basses.

Oui mais dans ce film, l’extrême grave n’est pas aussi ciselé, aussi mis en valeur dans le mixage, alors que dans certaines BO postérieures, on peut entendre plusieurs strates extrêmement distinctes. Dans La Menace fantôme par exemple, il a retravaillé les éléments musicaux en post-production. C’est très symptomatique aussi quand il utilise des voix de basses tibétaines pour l’Épisode 3, ou dans son approche de La Guerre des mondes. Je ne dis pas que la technologie a déterminé l’approche orchestrale de Williams, mais la palette des possibles a été élargie pour le compositeur, il a pu s’en saisir pour mettre en relief son écriture. Il a aussi modifié la gestion de sa partition au montage et délégué plus de responsabilités à son monteur musique Kenneth Wannberg.

Williams n’a-t-il pas voulu se démarquer des influences de la musique classique qu’on l’a souvent accusé de copier ?

Je ne pense pas car même dans les préquels, il y a des références à des musiques de la tradition savante préexistante, comme Debussy, Ravel, ou Philip Glass, c’est simplement qu’il tourne son regard vers d’autres partitions. Je crois que c’est plutôt une évolution de son goût personnel, une évolution plus générale de son écriture. De plus, son modèle d’écriture thématique change pour être moins lié au leitmotive. Il revient à ce modèle-là dans la dernière trilogie, mais sur les préquelles, il l’avait abandonné à cause de l’évolution des scénarios et l’emploi du montage numérique. Les plans étaient plus brefs, le rythme plus enlevé. Lucas a toujours dit qu’il était passionné par la vitesse, mais qu’il était limité par la technologie sur les Épisodes 4, 5 et 6. Avec l’emploi du numérique, Williams a dû s’adapter. À partir de La Menace fantôme, on quitte le modèle du roman d’apprentissage avec le héros qui se forme petit à petit auprès d’un maître plus âgé et qui doit affronter un méchant bien identifié, etc. La Menace fantôme est un film sans héros unique, il y a une multiplication des personnages et des intrigues emboîtées, notamment dans L’Attaque des clones. De plus, Lucas a modifié ses films continuellement pendant le montage. Tout cela a conduit Williams à composer à partir de cellules brèves, plus fragmentées.

Vous parlez dans votre livre des « réserves de matériaux », des pistes musicales mises à disposition du monteur pour « boucher les trous ». Est-ce un phénomène isolé ?

Williams a adopté ce procédé sur les Épisodes 2 et 3. Je ne sais pas s’il l’a fait avec Abrams, mais c’est symptomatique de ce qui est en vogue dans l’industrie hollywoodienne depuis la transition numérique. Hans Zimmer fait pareil avec Nolan, notamment sur Interstellar et Inception : il a composé des motifs que Nolan était libre de placer à n’importe quel endroit des films. C’est une technique que les compositeurs ont mis en place pour faire face à ces nouveaux problèmes liés au montage numérique et aux remaniements incessants. Autre exemple, sur La Guerre des mondes, Williams a composé sa partition en visionnant uniquement quarante minutes du film. Il a écrit quelque chose de beaucoup plus libre et « lâche » par rapport à l’image, et ensuite c’était le travail du monteur de répartir les morceaux selon les scènes. C’est une autre approche. Il reste à déterminer si elle s’est généralisée aujourd’hui ou si elle est plus caractéristique des années 2000.

La guerre des mondes

Une source anonyme signalait récemment dans la presse américaine que les compositeurs qui signent les partitions ne sont pas forcément ceux qui les composent, ils ont une équipe sous leur direction, des petites mains qui sont mal payées et qui font beaucoup d’heures, tout cela pour ne pas être crédité au final. J’espère que ce phénomène ne touche pas John Williams !

Je suis certaine que ce n’est pas le cas, car j’ai pu consulter les manuscrits des partitions et on voit bien que tout le matériel est là. Williams délègue le placement de ses morceaux dans le film à son monteur, mais l’écriture est à 100% de la main de Williams. D’ailleurs, tous les orchestrateurs avec qui j’ai pu m’entretenir m’ont dit que leur travail était un travail de copiste, une mise au propre pour les sessions d’enregistrement avec l’orchestre. Ils n’ont pas de décision créative majeure. Ils peuvent par exemple suggérer de doubler un timbre ou d’autres détails, mais tout est déjà là. Ils transforment simplement la partition de Williams en partition d’orchestre avec parties séparées. Mais c’est bien Williams qui écrit ses orchestrations, tout le détail de l’instrumentation, des nuances, des articulations, des indications de caractère est indiqué dans ses partitions. Ses orchestrateurs, Conrad Pope par exemple, sont uniquement là pour mettre au propre. Howard Shore est connu aussi pour orchestrer lui-même.

Un des rares compositeurs phares de l’industrie hollywoodienne qui donne une visibilité à ces techniciens de l’ombre est Hans Zimmer. Quand on voit les crédits sur la BO ou au générique de fin, ou même dans ses entretiens, il cite les arrangeurs, orchestrateurs et compositeurs additionnels car il conçoit la composition filmique comme un véritable travail d’équipe. D’autres compositeurs sont plus réticents à mettre en avant les petites mains qui travaillent pour eux.

Le poste de monteur musique existe-il aussi en France ?

Oui, mais il n’est pas forcément libellé comme tel, mais plutôt comme « monteur son » (alors que dans l’industrie hollywoodienne, il s’agit de postes distincts). J’ai choisi dans mon livre de ne pas traduire les intitulés de postes, car on n’a pas toujours l’équivalent en français et la langue anglaise est plus précise à ce niveau-là.

Dans le contexte hollywoodien actuel, qui a un peu écarté l’approche mélodique et symphonique pour privilégier les textures et le design sonore, Williams fait-il figure de dinosaure ?

Je ne pense pas. Il n’est pas le seul à proposer encore des grands thèmes, on peut penser à James Newton Howard, un des grands mélodistes aujourd’hui, Danny Elfman, ou encore James Horner à son époque. Je ne suis pas pessimiste. Certains se sont mis à travailler autrement, certes, mais pour certains films, l’approche mélodique ne fonctionnerait peut-être pas. Williams incarne un des derniers grands représentants d’un symphonisme issu des années 1930-1940 mais complètement retravaillé et remis au goût du jour. Je ne le trouve pas conservateur car il a su moderniser cette approche-là. Des compositeurs comme Howard, Alan Silvestri ou Michael Giacchino perpétuent ce type d’écriture. Je ne pense pas qu’il va disparaître avec Williams. Différentes tendances vont continuer à cohabiter. Pour les grandes sagas, l’approche thématique reste privilégiée car elle correspond bien à ces univers. Y compris chez Marvel, contrairement à ce que l’on pourrait penser.

Pouvez-vous nous parler de votre prochain livre ?

Il est issu d’un colloque sur Ennio Morricone qui a eu lieu en mars 2021 en plein reconfinement de l’Île-de-France ! J’étais aussi responsable du protocole sanitaire ! Mais la très grande majorité des intervenants a souhaité faire le déplacement pour participer au colloque en personne malgré les difficultés, ce dont je suis très reconnaissante.

Il fait partie des compositeurs que vous appréciez depuis longtemps ?

 

Pas vraiment, il n’a jamais été dans mon panthéon personnel, même si j’ai admiré ses collaborations, avec Leone par exemple. Mais quand j’ai commencé à travailler sur ses partitions pour Dario Argento, j’ai découvert beaucoup de choses. Je ne connaissais qu’un petit pan de sa production. Organiser ce colloque et diriger cet ouvrage collectif m’a ouvert des perspectives enrichissantes.

Comment s’est créé ce colloque ?

Avec mon collègue Grégoire Tosser de l’Université d’Evry, nous avons eu envie de lui rendre hommage après son décès. Je n’ai pas choisi les thèmes abordés, mais j’ai écrit à mes collègues du groupe de recherche (Étude des langages musico-sonores à l’écran, Elmec), un groupe fondé pour rassembler tous les chercheurs qui travaillent sur la musique et le son pour l’image, et diffuser leurs recherches. Ce groupe est affilié à la Société française de musicologie depuis début 2022, ce qui est une belle reconnaissance institutionnelle de ce champ d’étude de la musique. L’ouvrage sur Morricone réunit des textes des intervenants du colloque, pas seulement de musicologues d’ailleurs, qui ont choisi leur sujet librement. J’ai aussi fait appel à d’autres chercheurs français et étrangers, comme Roberto Calabretto et Tim Summers. Ce dernier a écrit un article sur les musiques de Morricone réutilisées dans les jeux vidéo ! L’ouvrage s’est ainsi enrichi de regards extérieurs. Il sortira prochainement aux Éditions universitaires de Dijon.

Quels sont vos projets ?

Nous préparons un nouveau colloque, cette fois en hommage à John Williams à l’occasion de ses 90 ans, qui aura lieu en décembre à l’université d’Evry avec des intervenants du monde entier ! Il y aura aussi deux concerts gratuits, ce sera un bel événement. Venez !


Propos recueillis et édités par Jean-Christophe Manuceau pour Le Bleu du Miroir



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