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COMPOSER POUR L’IMAGE À L’ÈRE NUMÉRIQUE

Star Wars, d’une trilogie à l’autre

Par le prisme d’un cas particulièrement emblématique dans le domaine des blockbusters, la double trilogie Star Wars créée par George Lucas (1977-2005), l’ouvrage de Chloé Huvet propose une étude approfondie de la création musicale contemporaine dans le cinéma américain, en montrant comment les transformations techniques et esthétiques ont pu à la fois accompagner et susciter l’apparition de pratiques musicales et sonores spécifiques. Il offre une reconstitution détaillée de l’atelier de création collective de la bande-son en s’intéressant à des figures souvent délaissées dans les études sur la musique de cinéma : le travail du montage, de sound design et de mixage sonore.
Au croisement de l’analyse musicale, de l’histoire du cinéma et des technologies, ce volume met en œuvre une interdisciplinarité affirmée, dans une approche comparative systématique et transversale. S’appuyant sur des sources manuscrites inédites et des entretiens personnels avec Conrad Pope et Kenneth Wannberg, la réflexion se déploie sur trois axes complémentaires : l’évolution de l’écriture musicale, la transformation du traitement des partitions au montage, les articulations renouvelées entre musique, dialogue et effets sonores dans les deux trilogies.

ÉVOLUTION STYLISTIQUE

Seize années séparent la fin de la première trilogie Star Wars (que Chloé Huvet nomme impériale) du début de la deuxième (républicaine). Dans ce laps de temps, beaucoup de choses ont changé. Le cinéma et la musique ont basculé dans l’ère numérique, ce qui a grandement bouleversé la manière dont les films sont fabriqués, tant en termes de montage image que de mixage sonore. Les goûts et les attentes du public ne sont plus les mêmes. Le style de John Williams a lui-même forcément évolué, s’est enrichi – l’année 1993 étant à marquer d’une pierre blanche avec les bandes originales fabuleuses et très différentes de Jurassic Park et La liste de Schindler.

MÉTHODOLOGIE

Maître de conférences en musicologie à l’université d’Évry-Val-d’Essonne Paris-Saclay, Chloé Huvet (1) est agrégée de musique et ancienne élève de l’ENS de Lyon. Pour écrire ce livre, elle s’est retrouvée confrontée à la réticence de l’agent de John Williams à laisser le maestro accorder des entretiens. Elle s’est toutefois appuyée sur les quelques instances où le compositeur a fourni des informations sur sa méthode de travail, que ce soit dans des magazines ou dans des commentaires audio de DVD. Elle a également pu consulter certaines partitions originales. En s’entretenant avec le music editor (monteur musique) Kenneth Wannberg et avec l’orchestrateur Conrad Pope, elle a au accès à deux collaborateurs intimes du compositeur et a pu s’appuyer sur leurs témoignages essentiels.

Chloé Huvet passe en revue d’une façon très précise cette évolution et la manière dont le style de Williams a évolué entre les deux trilogies, notamment comment les thèmes sont devenus moins mémorisables et plus complexes, à l’image des films. À l’aide de tableaux et de partitions, l’autrice met en lumière l’architecture complexe de la musique de Williams dans cette série de six films (l’ouvrage a été écrit avant que la dernière trilogie ne soit achevée). Elle comptabilise par exemple le nombre d’occurrences des nouveaux motifs dans la trilogie républicaine, ou la récurrence des thèmes de la trilogie impériale dans les six épisodes. Elle remet également en question les théories ordinairement établies sur l’utilisation des leitmotive et montre comment le compositeur les adapte et les reformule en fonction des nécessités narratives.

Star wars la menace fantôme

COMPOSER À REBOURS

La gageure à laquelle Williams a été confronté dans la trilogie républicaine a été de composer pour des films dont l’action se situe avant celle de la trilogie impériale. Et il le fait d’une manière subtile, comme quand les notes du thème d’Anakin annoncent celles de celui de Dark Vador. Dans la trilogie républicaine, le nombre de thèmes utilisés augmente grandement, et comme l’énonce l’autrice, « il devient dès lors difficile d’embrasser la cohérence de l’ensemble. Williams puise aussi bien dans les thèmes d’origine que dans les nouveaux motifs pour modeler ses partitions. Le canevas musical global s’enrichit, se complexifie et s’atomise, entérinant une rupture dans l’approche du compositeur vis-à-vis de la démarche adoptée dans la trilogie impériale ».

La trilogie républicaine est aussi synonyme d’emboîtement des intrigues et de prolifération des personnages, ce qui débouche sur un montage plus rapide, et une place moindre laissée aux grands thèmes et à l’approche habituelle du compositeur. S’ajoutent également le développement des technologies numériques, qu’ilexploite pour mettre en valeur ses choix d’orchestration et pour élargir sa palette orchestrale.

APPORTS ET INCONVÉNIENTS DU NUMÉRIQUE

Après s’être penchée sur la transformation de l’écriture de Williams entre les deux trilogies, Chloé Huvet explore dans la deuxième partie les relations entre la musique et le montage. Dans une démarche de musicologue, elle n’omet jamais de donner les définitions des concepts abordés et vise une précision optimale, ce qui est un gage d’intégrité scientifique et permet également de ne pas perdre un lecteur néophyte. Une des qualités du livre est de revenir en détails sur le métier de monteur musique en évoquant Kenneth Wannberg, collaborateur attitré de John Williams de 1967 à 2005. Ce métier regroupe de nombreuses tâches : du choix des temp tracks (morceaux temporaires utilisés pendant le montage) à l’organisation des spotting sessions (choix de l’emplacement de la musique avec le réalisateur), en passant bien entendu par le montage de la musique et son placement dans le film. 

Si le montage numérique permet une plus grande malléabilité du matériau filmique, cela a conduit Lucas, sur la trilogie républicaine, à effectuer un grand nombre de changements et cela jusqu’à très tard dans le processus. Cette situation a poussé Williams à changer sa méthode de composition. Dès Star Wars Episode II, il décide de constituer un réservoir de matériau dans lequel le monteur musique viendra piocher pour constituer de nouveaux montages musicaux. Chloé Huvet montre ainsi que « le matériau orchestral est envisagé comme une base malléable puisqu’il devient, ipso facto, déconnecté d’une scène ou d’une action particulière ». Une situation qui ne contrarie en rien Williams, qui s’est exprimé pour souligner sa confiance totale vis-à-vis des responsables du montage musique, mais qui a fait bondir certains puristes de la musique de film. Sous la pression de contraintes de temps, c’est pourtant la seule solution car elle permet au compositeur d’établir des priorités quant à ce qui doit faire l’objet d’un travail musical approfondi et spécifique, et ce qui peut se contenter d’un montage issu de matériau préexistant. Une méthode de travail qui n’est d’ailleurs pas propre à Williams, et qui s’est répandue dans le cinéma mainstream hollywoodien (chez Hans Zimmer notamment).

Star Wars 2

De même, Kenneth Wannberg peut également avoir recours à des cues (pistes) issues du film en cours de montage, mais aussi prélevées dans les autres volets de la trilogie républicaine. Chloé Huvet nous en donne des exemples très concrets et stupéfiants (une seule séquence de cinq minutes de SWII fait appel à une trentaine de pistes différentes). Notons toutefois que la méthode de Lucas consistant à modifier son montage de La Menace fantôme jusqu’à la fin donnera lieu à un commentaire critique de Williams, soulignant que « la cohérence a été affectée ».

OMNIPRÉSENCE DES EFFETS SONORES ?

Après s’être focalisée sur l’interaction musique/image, l’autrice se penche dans la troisième partie sur la relation entre la musique et les effets sonores, en élargissant le propos aux blockbusters en général et en expliquant le rôle primordial du sound designer (concepteur sonore) par l’entremise de la figure incontournable de Ben Burtt. L’occasion de revenir sur la place proéminente occupée par les effets sonores supposément au détriment de la musique, facilitée en cela par l’augmentation du volume sonore, lui-même rendu possible par le développement de la technologie (à l’époque de la première trilogie, les enceintes des cinémas ne supportaient pas un volume sonore trop élevé). Un état de fait critiqué par Williams lui-même (2). Pendant le mixage, le compositeur étant absent, c’est donc au monteur musique de « défendre la musique » et de lui assurer une place de choix. Au final, c’est la collaboration entre les équipes du sound design et celles de la composition qui a forgé l’identité sonore si particulière de la saga Star Wars et qui a fait sa réussite.

Faute de place, nous ne détaillerons pas ici la totalité de l’ouvrage de Chloé Huvet, tant celui-ci est riche. Il montre en tout cas clairement que, si le travail du compositeur est évidemment primordial, celui du monteur musique est fondamental dans la création de la bande-son. Le cinéma est un art collectif. Si l’assistant de Michel-Ange est inconnu de tous, son aide fut primordiale dans la création de l’œuvre du maître. Celle de John Williams, notamment pour Star Wars, est entrée dans la légende, mais n’oublions pas aussi ceux qui dans l’ombre travaillent pour donner naissance à ces films et leurs musiques.

Star wars 3

BILAN

Étape majeure de la reconnaissance de la cinémusicologie, le livre de Chloé Huvet s’impose d’emblée comme une référence dans cette branche d’étude encore jeune et qui, nous l’espérons, ira en se développant. En mettant en évidence l’hétérogénéité des six films qui composent les deux premières trilogies Star Wars, elle fait vaciller l’idée d’une « grande œuvre » entretenue par George Lucas, et dans une moindre mesure par John Williams. Elle montre avec brio comment se construit une bande-son, dans toute sa complexité et son inventivité.


À venir, notre entretien avec Chloé Huvet.

LIVRE ÉDITÉ AUX ÉDITIONS VRIN, 29 €, 432 PAGES

(1) Chloé Huvet a dirigé un livre sur Ennio Morricone à paraître en octobre, sur lequel nous reviendrons.
(2) raison pour laquelle le compositeur apprécie tellement la direction d’orchestre lors de concerts parfois filmés, ce qui permet à sa musique de « respirer » et d’être pleinement écoutée. Nous conseillons les fabuleux John Williams live in Vienna et The Berlin Concert, tous deux disponibles en Blu-Ray.



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