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GILLES MARCHAND | Interview

Entre la rigueur quasi documentaire de Dominik Moll et l’énergie romanesque de Valérie Donzelli, Gilles Marchand navigue depuis des années au cœur des zones sensibles du réel. Alors que Dossier 137 et À pied d’œuvre résonnent fortement avec l’époque, il revient sur ses méthodes, ses obsessions et la place du politique dans ses récits. Entretien avec un scénariste devenu incontournable dans le paysage cinématographique français, à l’occasion de son passage au festival du film de société de Royan

Votre filmographie, autant en tant que réalisateur que scénariste, traverse depuis longtemps des zones de trouble : le doute, le mensonge, la part d’ombre. Avec le recul, avez-vous l’impression que ces thèmes reviennent parce qu’ils reflètent quelque chose du monde contemporain ?

Gilles Marchand : C’est difficile de savoir quel est le rapport entre soi, le monde et son travail. Difficile de faire la part des choses. Mais ce qui est sûr, c’est que lorsqu’on essaie de raconter des histoires, on regarde forcément le monde qui nous entoure, chacun avec ses yeux, sa sensibilité. On s’y intéresse… Vous demandez si c’est d’autant plus contemporain que cela devient de plus en plus sombre ? Peut-être. La part d’ombre, c’est vrai que je l’ai d’abord rencontrée comme spectateur. Les films qui exploraient ce que vous appelez la part d’ombre me touchaient particulièrement — les films noirs notamment. Donc naturellement, j’ai creusé ce sillon-là. Et c’est vrai que l’époque ne contredit pas ça.

La part d’ombre, je l’ai d’abord rencontrée comme spectateur. Elle a façonné mon désir de cinéma.

Votre travail interroge les réalités sociales, humaines, politiques, tout en évitant le didactisme. Est-ce une volonté de votre part d’échapper au commentaire direct du monde ? Ou est-ce que ces questions émergent avec vos collaborateur.ice.s, en cours d’écriture ?

G. M. : Encore une fois, il est difficile de se soustraire au monde dans lequel on vit. « Commentaire », je ne sais pas… mais observateur, oui. Être humain, citoyen. Selon les films, on se sent plus ou moins citoyen. On sent parfois qu’un film est plus politique qu’un autre. Par exemple, quand j’ai écrit la même année Ressources humaines avec Laurent Cantet, et Harry, un ami qui vous veut du bien avec Dominik Moll, évidemment Laurent était beaucoup plus en prise avec la société — en tout cas son film — que Dominik.

Dans un cycle consacré au « monde du travail« , nous avons justement revu récemment Ressources humaines. et ce qui frappe c’est qu’il conserve une justesse très actuelle, presque visionnaire, comme s’il était déjà annonciateur des dérives managériales…

G. M. : Je ne l’avais pas revu depuis l’époque. Lors d’une mini-rétrospective à la Cinémathèque, je l’ai présenté et revu. Avec 25 ans de distance, on redécouvre des choses qu’on a fabriquées, et on le voit aussi comme un simple spectateur. Et oui… sur le côté visionnaire, ce n’est pas faux. Ce qui est marrant, c’est qu’au moment où on écrit Ressources humaines, il y a une part d’anticipation : la loi sur les 35 heures était en programme mais pas encore appliquée. On s’est dit : « Cela pourrait provoquer ceci… ». Laurent avait les doigts dans la prise, sur ce qui se passait en France et dans le monde. C’était un plaisir de partager ça avec lui.

Je cite ce film parce qu’au même moment j’écrivais Harry avec Dominik Moll, qui était alors plus dans l’intime que dans l’observation sociale. Même si Ressources humaines mélange les deux, avec le côté très intime de l’histoire familiale. Aujourd’hui, Dominik fait des films très en prise avec la société. Ce sont des questions de projet, et de période aussi. Moi, ce qui me plaît, c’est raconter des histoires. On ne se dit pas : « Que va-t-on dire sur le monde ? » mais plutôt : « Qu’est-ce qui nous touche ? » Cela peut être très intime ou très partagé. Mais toujours avec l’idée d’impliquer le spectateur, qu’il s’identifie, ressente quelque chose, découvre.

Si un film se résume à un message, autant écrire un tract. Le cinéma doit rester complexe.

Dans Dossier 137, vous plongez au cœur de l’IGPN, en adoptant le point de vue d’une enquêtrice. Comment avez-vous travaillé la documentation autour de cette institution très opaque ? Et est-ce que des éléments de réalité ont transformé l’écriture ?

G. M. : L’idée trottait depuis un moment dans la tête de Dominik : faire un film sur l’IGPN, la police des polices. Mais il y a très peu de documentation, aucun livre à notre connaissance, aucun film. Il y a le documentaire de David Dufresne, oui, mais il n’est pas sur l’IGPN : il est sur les violences policières. Ce qui a vraiment déclenché l’écriture, c’est le succès de La nuit du 12. Cela a facilité les contacts avec la préfecture. Dominik a demandé une immersion au sein de l’IGPN — et à notre surprise, cela a été accepté. Ce qui était inattendu, vu l’opacité habituelle.

Dominik a donc passé une semaine sur place, tous les jours : observer, discuter avec des enquêtrices, prendre des notes. Cela nous a donné une base sur les personnalités, les motivations, la manière de travailler : recevoir des gens, faire des enquêtes de voisinage… On a compris qu’on avait vraiment quelque chose à raconter. Ensuite, il y a eu un gros travail documentaire. Dominik a lu énormément d’enquêtes, de procès-verbaux, d’articles, rencontré des avocats — ceux des policiers comme ceux des victimes. Nous avons assisté à des procès de policiers. Tout cela nourrissait le film.

Qu’est-ce qui a motivé votre choix de choisir une femme, dans un milieu très masculin — et potentiellement viriliste ?

Très vite est apparue l’idée que l’enquêtrice serait une femme. À l’IGPN, il y a beaucoup de femmes, pour des raisons sociales très simples : des horaires plus compatibles avec une vie de famille. Toutes les personnes qui travaillent à l’IGPN viennent d’autres services ; elle le raconte dans le film. Ce qui nous intéressait surtout, c’était que cette enquêtrice se retrouve face à des policiers majoritairement masculins, souvent des supérieurs hiérarchiques ou des hommes envoyés sur le terrain pour le maintien de l’ordre. Ce rapport de force nous intéressait.

Et puis est venue l’idée qu’elle soit originaire de la même région que la famille plaignante. Cela vient des Gilets jaunes : policiers et manifestants venaient souvent des mêmes milieux sociaux et géographiques. Cela nous a donné une piste très forte.

Comment avez-vous trouvé le bon équilibre entre rigueur documentaire, exigence de fiction et prudence face à un terrain qui peut très vite devenir polémique lorsqu’il s’agit de mettre en lumière les violences policières (du mouvement des Gilets jaunes aux incidents de Sainte-Soline) ?

G. M. : L’époque est tellement polarisée — réseaux sociaux, chaînes d’info, clash permanent — qu’on se disait : quitte à aller sur un terrain inflammable, tentons autre chose. Pas la neutralité, non. Mais comme Renoir le disait dans La règle du jeu : « Le plus terrible dans ce monde, c’est que chacun a ses raisons. » Chercher les raisons ne veut pas dire que tout le monde a raison. Même dans un film impliquant un criminel, comprendre le pourquoi n’est pas excuser. C’est donner de la complexité. Dans ce récit, les policiers ont leurs raisons de ne pas être contents, les victimes ont les leurs. Cela ne légitime pas les dérapages mais rend compte de la complexité. L’idée était d’aller vers cette compréhension possible, plutôt que vers le message militant.

Avec Valérie Donzelli, on est dans le chaos créateur. Tout peut basculer d’un jour à l’autre.

L’engagement ne nous fait pas peur à Dominik et à moi, mais ce n’est pas une démarche militante. Quand un film se résume à un message, autant écrire un tract. Si on fait un film, c’est pour viser une forme de complexité. Il était aussi important de montrer les mécanismes du maintien de l’ordre. Les victimes que nous montrons ne sont pas les plus aguerries, et ce n’est pas un choix idéologique : c’est un fait. Dans les affaires de blessés graves, ce sont souvent des gens un peu naïfs, là pour la première fois, parfois sur un balcon… Assimiler immédiatement ces blessés aux black blocs est faux. Cela ne veut pas dire que la police n’a pas été débordée par des gens plus violents. Mais il fallait être juste.

Vous travaillez depuis longtemps avec Dominik Moll comme avec Valérie Donzelli. Or leurs deux nouveaux films — Dossier 137 et À pied d’œuvre — vous ont valu des récompenses. Qu’est-ce qui diffère dans votre manière de collaborer avec Valérie Donzelli, dont le ton est plus romanesque, même si vous travaillez aussi une matière sociale ?

G. M. : Ce qui est passionnant dans la co-écriture, c’est d’entrer dans l’univers de l’autre. Avec Valérie, je travaille depuis des décennies. On est très proches. Mais c’est la première fois qu’on écrivait un scénario de A à Z ensemble. Elle est très débordante d’énergie. Avec sa monteuse Pauline, on a une expression : elle fait du « chamboule-tout ». Elle a besoin, à un moment, que ce soit à l’écriture, au tournage ou au montage, de tout renverser : « Non, ce n’est pas ça. »

Elle racontait une anecdote pour l’illustrer lors de la conférence de presse à Venise : un jour, elle annonce à son équipe qu’elle va finalement filmer la scène en plongée, et tout le monde a du s’adapter…

Elle change tout. C’est passionnant : son chaos est créateur. Cela produit une écriture totalement différente de celle de Dominik, qui est plus carré, plus préparé. Valérie aussi pense à tout, mais d’une autre manière.

Dans le livre de Franck Courtès, il n’est pas question du père du personnage, seulement de la mère. Dans toutes nos versions, c’était une mère. Valérie a même commencé à tourner avec une actrice. Et un jour, elle m’appelle : « Je crois que ça ne va pas. Il faut que ce soit un père. » Je lui ai dit : « Valérie, tu tournes déjà… » Elle m’a répondu : « Oui oui, mais je t’assure. » Il faut du courage pour faire ça. Et quand on voit le film, cela paraît évident. Il y avait quelque chose dans son histoire familiale qui l’a guidée. Le film parle aussi de paternité, de transmission, de conflits, de social. Valérie remet tout sur l’établi, tout le temps. C’est une autre manière de travailler, mais tout aussi stimulante.


Propos recueillis lors du 5e Festival du Film de société de Royan

Photo © Fema – Philippe Lebruman