Ella-Rumpf

ELLA RUMPF | Interview

Actrice franco-suisse née à Paris, mais ayant grandi à Zurich, Ella Rumpf s’est révélée à 21 ans avec son rôle d’Alexia dans le film Grave (2016) de Julia Ducournau. Formée au Giles Foreman Centre for Acting à Londres, après quelques apparitions dans des séries telles que Tokyo Vice et Succession, elle marque à nouveau les esprits dans Le Théorème de Marguerite (2023) d’Anna Novion, pour lequel elle a reçu le César de la meilleure révélation féminine en 2024. Un an après cette belle récompense, nous l’avons rencontrée les pieds dans le sable, à deux pas de l’Espace Miramar, quelques heures avant la présentation officielle du film Des preuves d’amour. Dans notre coup de coeur de la Semaine de la Critique, elle incarne une Céline tout en intériorité et nous bouleverse. Entretien avec une comédienne spontanée, humble et engagée.

Dans Des preuves d’amour, Monia Chokri et vous formez un couple de femmes amoureuses, quelques mois avant la naissance de leur premier enfant. À l’écran, la force du lien et de la complicité de vos personnages est si forte qu’on y croit immédiatement… Comment l’avez-vous construite ? 

Ella Rumpf : À vrai dire, je ne pensais même pas que c’était une option dans ma vie de pouvoir faire un film avec Monia Chokri. Un des premiers films qui m’a vraiment marquée et qui m’a donné envie de faire du cinéma, c’est Les amours imaginaires de Xavier Dolan. J’avais 17 ans à l’époque, ça a été une révélation, j’ai découvert un monde avec des couleurs et de l’amour… J’avais adoré sa façon de jouer. Un jour, elle m’a écrit sur Instagram et j’ai eu tellement de mal à réaliser que c’était elle qui m’écrivait, ce qu’il se passait, que je n’ai même pas su quoi lui répondre.

Une forme de sidération ?

C’est un peu ça. Je ne savais pas quoi lui répondre. Mais des années plus tard, on s’est vues au festival de Cabourg et on s’est dit tout le bien qu’on pensait l’une de l’autre. Six mois plus tard, quand Alice (Douard, la réalisatrice – ndr) m’a dit qu’elle envisageait Monia pour jouer Nadia, ma femme à l’écran, et qu’elle était très enthousiaste de jouer avec moi… J’étais « starstrucked » (touchée par les étoiles – ndr).

Vous avez du mal à accepter les compliments ? 

C’est très difficile… J’essaie d’apprendre à les accepter et de me dire que c’est vrai. J’ai souvent l’impression que les gens m’en font pour me faire plaisir, mais ne le pensent pas réellement…

Pourtant, votre prestation dans Des preuves d’amour mérite tous les éloges… Les comédiennes avec qui vous partagez l’affiche sont très justes, mais vous avez le rôle le plus intériorisé et pourtant celui avec lequel on entre le plus en empathie. 

Merci (rires). Pour revenir au projet et de comment je l’ai rejoint, c’est la passion d’Alice qui m’a conquise. On s’est rencontrées un jour à Gare de Lyon, dans un café, avant que je reparte chez moi. Elle m’a dit qu’elle pensait à moi depuis quelques temps, qu’elle aimerait beaucoup travailler avec moi et qu’elle n’imaginait personne d’autre pour jouer Céline. Je ne l’ai pas trop cru non plus (rires). Je sentais que c’était un sujet qui lui tenait énormément à coeur, qu’elle y avait mis beaucoup de précision et qu’elle avait des idées très claires en tête, qu’elle parvenait à communiquer très concrètement ce qu’elle voulait. Mais je ne voulais pas trop m’enthousiasmer, car on attendait les financements. Je sais qu’il vaut mieux attendre cette étape pour ne pas être déçue si ça ne se concrétise pas.

Ce projet s’est concrétisé…

Oui, quand on a obtenu les financements, j’avais besoin de reparler de ce qu’elle attendait de moi, pour être sûre de bien la comprendre. Parce que c’était intérieur. Dans le scénario, je n’avais pas saisi ce qui était sous-terrain, l’écriture du silence et de cette trajectoire intérieure. Je crois que je l’ai réellement découverte quand j’ai commencé à jouer Céline, à entrer dans le rôle. Elle est tout le temps en réflexion, il y a tout le temps quelque chose qui la travaille, mais elle essaie de ne pas déverser ses émotions sur les gens autour d’elle, parce qu’elle veut être responsable et se placer déjà en tant que parent, alors que tout autour d’elle la remet en doute.

Ce chemin de parentalité était déjà ouvert dans le court-métrage L’attente et il est merveilleusement creusé dans ce long-métrage. Au sujet de cette écriture souterraine et de ce qui se joue sans dialogues, est-ce qu’il y avait certaines scènes en particulier que vous appréhendiez ou qui ont nécessité beaucoup d’échanges avec la réalisatrice et vos partenaires ? 

Alice m’accompagnait dans le parcours de Céline, elle me guidait. Mais ce que je redoutais le plus au final, c’était la scène où je devais être crédible en tant que DJette. J’ai dû faire semblant de mixer devant une foule, en plein concert, j’avais l’impression de casser l’ambiance pour le public et de leur ruiner la soirée. C’était un moment terrible… (rires)

Ce n’est pas un film où il se passe énormément de choses au final, c’est pour ça que chaque scène était importante alors que sur le papier elle peut paraître banale et trouver son sens. On ne pouvait pas vraiment s’y préparer, il fallait que je trouve cette connexion à Céline, à ce qu’elle vit dans le moment et que je réagisse avec ce qu’il se passait autour de moi. J’ai essayé de garder ce fil avec elle, pour amener quelque chose de moi, sans que ce soit moi. C’était tout un trajet intérieur.

Je trouve qu’il serait intéressant de se demander ce qu’on peut faire pour les couples qui n’ont pas les moyens de passer par un donneur. Les couples dans la précarité n’ont pas cette possibilité là et rien n’est fait pour eux…

À part une scène clin d’oeil, c’est au final un film très différent de L’attente

Oui, c’était une autre histoire et une autre manière de la raconter.

Et au-delà de sa résonance universelle autour de la parentalité et de la famille, Des preuves d’amour prend une portée politique essentielle face aux discours homophobes et doctrines réactionnaires…

Ça fait peur… Plus que peur. C’est effrayant, mais justement à travers l’amour, « des preuves d’amour », on arrive à désamorcer les peurs. C’est important de le rappeler et de le cultiver sous toutes les formes artistiques. C’est ce qui peut nous rapprocher et éviter les affrontements.

On y trouve des motifs d’espoir, de résistance… 

C’est important à mes yeux d’évoquer ces sujets, à travers des films qui s’en emparent. La lutte des classes, les ultra-riches… Et il faut qu’on ait conscience que le système patriarcal, qui domine nos sociétés, se renforce à chaque fois qu’un pays tombe dans la pauvreté, parce qu’il n’y a plus de place pour la réflexion quand on est dans la survie. On ne l’aborde pas trop dans Des preuves d’amour, Céline et Nadia sont dans une situation économique assez stable. Je trouve qu’il serait intéressant de se demander ce qu’on peut faire pour les couples qui n’ont pas les moyens de passer par un donneur. Elles ont ce privilège. Les couples dans la précarité n’ont pas cette possibilité là et rien n’est fait pour eux… Et puis avoir un enfant dans le monde dans lequel on est, qu’on soit hétéro ou queer… Qu’est-ce qu’on leur donne, qu’est-ce qu’on leur transmet ?

Et pour la résistance, j’ai envie de répondre oui et par tous les moyens ! Je pense que mes idées sont beaucoup plus radicales que ce que je fais réellement. J’essaie de faire des choix où j’ai le sentiment de faire un cinéma accessible à tout le monde, qui fasse sens.

« L’art est une résistance »…

Faire ce qu’on fait, choisir tel ou tel film. Refuser de suivre les normes et de reproduire les schémas, c’en est déjà une. Et en tant qu’actrice, je détesterais faire de « l’art vain ». Aujourd’hui, il y a des oeuvres qui ne sont que vanité. On ne peut pas faire que de l’égoïste et du vain. Même si l’on doit faire avec moins de moyens, ce sera toujours mieux que d’aller vers la facilité. Dans le cinéma, il y a beaucoup d’argent qui circule, j’en suis encore très étonnée et je crois qu’il faut constamment se remettre en question. J’essaie de me demander ce que je consomme, ce que je fais et ce que je laisse comme trace, mais aussi comment on investit notre temps, notre énergie et nos idées.

Pour conclure et évoquer ce qui se profite ensuite pour vous… Vous avez été dirigée par deux Alice consécutivement : Alice Douard, puis Alice Winocour. Pouvez-vous nous parler du film Couture ?

Depuis deux ans, j’ai l’impression de vivre des trucs improbables… Tourner avec Monia Chokri, gagner un César, tourner dans Succession, et Alice Winocour qui me propose un rôle dans son nouveau film… Je joue une make-up artist qui accompagne des mannequins pendant la fashion week de Paris et qui fait des rencontres différentes. Je suis un peu l’observatrice, celle qui observe ce monde très particulier de la mode, qui peut être effrayant mais qui est intéressant car il y a aussi beaucoup de créativité et de personnes touchantes.

Je suis très curieuse de le voir fini, parce que je pense que ce sera très singulier, différent de tout ce qu’elle a fait jusqu’à présent. Alice est éblouissante ! Elle arrive à faire de grandes choses avec de la simplicité. Elle a le don de ramener les choses à l’essentiel. J’ai beaucoup de chance de me retrouver dans de tels projets, avec de telles artistes. Je suis très reconnaissante.


Propos recueillis et édités lors du festival de Cannes 2025