ESKIL VOGT | Interview
Ce fut l’un des chocs du festival de Cannes l’été dernier. The innocents a marqué la section Un Certain Regard avec cette proposition cinématographique mémorable qui suit quatre enfants qui développent secrètement et mystérieusement des pouvoirs surnaturels. Fort du Grand Prix à l’Etrange Festival, ce thriller fantastique trouvera enfin le chemin des salles le 9 février. À quelques jours de sa sortie, nous avons eu le plaisir de rencontrer son réalisateur Eskil Vogt, également connu pour être l’un des fidèles amis et co-scénaristes de tous les films de Joachim Trier, dont Julie (en 12 chapitres) – film préféré de la rédaction en 2021. Dans un hôtel parisien discret, avant de prendre un train pour aller présenter son film au festival d’Angers, le norvégien nous a accordé un entretien d’une trentaine de minutes. Rencontre.
L’approche du fantastique dans Thelma s’ancrait dans un cadre très réel et on retrouve une approche semblable dans The innocents. L’écriture du premier a t-il eu une influence sur la construction du deuxième ?
Eskil Vogt : L’idée m’est venue petit à petit, en observant mes enfants. Mon regard sur l’enfance s’est accentué. Avant qu’on écrive Thelma avec Joachim (Trier – ndlr), nous avions envie d’explorer le film fantastique. Généralement, quand on travaille ensemble, on échange des idées, on se propose des choses. Avant Thelma, je lui ai parlé de l’idée qui germait autour d’un groupe d’enfants, avec des pouvoirs magiques, mais dont les adultes n’auraient pas connaissance. Joachim n’était pas séduit, nous sommes passés à autre chose. De mon côté, l’idée m’est revenue après Thelma et je me suis replongé dans ce sujet pour le développer. Le parallèle est logique puisqu’il y a une obsession d’explorer le fantastique.
Quelles ont été vos influences pour The innocents ?
La référence essentielle pour moi et mon chef-op, c’est certainement un manga de Katsuhiro Ōtomo, qu’on connait pour Akira, qui s’appelle Dōmu. J’avais cette idée de la magie de l’enfance, cela prenait forme. J’en discutais avec ma productrice. J’ai réalisé que ce n’était pas forcément une idée originale puisque nous avons une multitude de séries avec des jeunes qui ont des pouvoirs mais je n’avais pas le sentiment que c’était ce que je cherchais à faire…
On ne vise pas le grand spectacle…
J’étais obligé de défendre mon idée et pourquoi elle était radicalement différente de toutes ces fictions. La majorité des films avec des jeunes personnages ayant des pouvoirs est qu’ils sont des allégories sur l’adolescence et la puberté : Spiderman qui découvre qu’il a des muscles, que son corps change. Je ne voulais pas parler d’adolescence mais d’enfance. Je voulais que le film se passe à un niveau où un adulte pouvait passer à côté et ne se rendre compte de rien. Cela ne pouvait être du grand spectacle avec des explosions (rires). Je voulais quelque chose de plus subtil.
On est dans l’intime. L’enfance, c’est la découverte du bien et du mal, la souffrance, la mort…
C’est ce que je trouvais intéressant, on ne nait pas avec ces concepts là, il faut expérimenter, faire des bêtises et transgresser pour se connaître et avoir conscience de la morale.
La majorité des films avec des jeunes personnages ayant des pouvoirs est qu’ils sont des allégories sur l’adolescence et la puberté : Spider-man qui découvre qu’il a des muscles, que son corps change. Je ne voulais pas parler d’adolescence mais d’enfance.
Quels éléments devaient connaître les jeunes acteurs pour comprendre l’intrigue et incarner leurs personnages ?
Ce sont des très jeunes enfants, la plus jeune avait sept ans et la plus âgée dix. Je savais que je ne pouvais leur faire lire le scénario ou leur raconter l’intrigue du début à la fin. Leurs parents l’ont lu, ils savaient tout de l’histoire et ils m’ont donné leur accord. J’expliquais à chaque enfant son personnage, sa psychologie et ce qu’il se passe pour lui dans le film, dans les grandes lignes. Puis, je leur donnais des infos au fil du film, en essayant d’être transparent et honnête avec eux en répondant à leurs questions sur une scène ou sur ce qui allait leur arriver ensuite. Il fallait que je les prépare pour les scènes un peu violentes et pour la collaboration avec les cascadeurs, l’utilisation des accessoires comme les couteaux. Ils faisaient clairement la différence entre eux et leur personnage, ils savaient qu’ils jouaient un rôle.
En revanche, il m’était important de ne pas jouer avec leurs émotions, de les déstabiliser pour obtenir une émotion. Je sais que certains font cela, je ne voulais surtout pas. Je ne souhaitais pas qu’ils viennent les jours suivants avec de l’appréhension, il fallait qu’il se sente bien.
Votre direction d’acteurs est remarquable, les enfants sont troublants de naturel… ce qui rend le film d’autant plus dérangeant.
Je savais qu’il fallait trouver quatre acteurs parfaits pour le rôle car si nous nous manquions sur l’un d’entre eux, c’est tout l’équilibre du film qui serait mis en péril. C’est très difficile de trouver de jeunes comédiens intéressants qui ne sont pas dans la représentation. Pour le personnage principal, j’ai vu beaucoup de jeunes filles, qui avaient le rêve de chanter, danser et faire des comédies musicales. Elles avaient une énergie formidable mais je cherchais des enfants plus en retrait, mystérieux de nature, pour coller à mon idée de « monde secret des enfants ».
Le film ne donne pas de billes, c’est au spectateur de faire le cheminement et de naviguer dans cette zone grise… C’était important pour vous de jouer avec ces frontières-là et d’éviter d’avoir des protagonistes et antagonistes tranchés nettement, de tomber dans une représentation manichéenne ?
J’adore les films d’horreur, mais ils sont souvent très tranchés dans la représentation du Bien et du Mal. C’est une vision très catholique. C’est très efficace car si tu crois dans le fait qu’il existe une force maléfique dans le monde, cela fonctionne. Tu peux d’emblée t’offrir une scène d’introduction forte avec une poupée maléfique ou une maison hantée. J’aime bien ce genre de films mais je n’ai pas envie d’en faire. La distinction de bien et de mal ne m’intéresse pas en tant que cinéaste. Ce sont deux mots pour exprimer comment on gère nos instincts. On est tous dans la zone grise, on gère nos impulsions. Même le personnage qui devient le plus dangereux, il fallait que l’on comprenne qu’il est aussi victime et qu’il a des notions de bien, que cela aurait pu tourner autrement pour lui.
J’adore les films d’horreur mais ils sont souvent très tranchés dans la représentation du Bien et du Mal. C’est une vision très catholique.
Vos films, tant ceux que vous avez réalisés que ceux que vous avez écrits avec Joachim Trier, explorent toujours leurs ambivalences, ne les jugent pas…
Je crois que notre impulsion artistique. En Norvège, Julie en 12 chapitres s’appelle The worst person in the world. Certaines personnes s’arrêtaient au titre et pensaient qu’il s’agissait d’un film sur Adolf Hitler ou Donald Trump (il sourit). Ils s’imaginent la pire personne du monde. Mais ça ne m’attire pas beaucoup. Si je devais faire un film sur eux, j’aurais besoin d’essayer de les comprendre pour que cela soit intéressant d’un point de vue artistique, entrer dans leur logique. Faire un film pour dire « tel personnage est méchant », ça n’a aucun intérêt. Je m’oblige systématiquement à explorer toutes les facettes d’un personnage quand j’écris, même si je le trouve antipathique.
À travers Julie en 12 chapitres, vous êtes partis sur un autre genre très codifié, la romcom, et vous en faites quelque chose de très différent d’une comédie romantique…
Je crois que l’on fait toujours des films existentiels avec Joachim. Et je pense que les comédies romantiques sont finalement toujours des films existentiels, en tout cas les bons ! Comme pour The innocents, on part d’une envie de cinéma, d’un genre. Pour Julie, on a regardé de nombreuses comédies romantiques, parfois musicales. On a certainement puisé dans tous ces visionnages pour trouver de la féérie, mais on ne se sent pas obligés de suivre les codes d’un genre. Je préfère suivre ce qui m’intéresse. Ce qui m’attire, c’est d’écrire ce personnage de soeur ignorée parce que mes parents s’occupent de ma grande soeur autiste. Je ne cherche pas à écrire des personnages purs, nobles. Je crois que cela intéresse aussi les spectateurs. C’est la même chose avec Julie où l’on suit ses relations, son parcours, ses erreurs. Peut-être que cela devient trop sérieux vers la fin pour ceux qui s’attendent à une comédie romantique solaire, joyeuse. Mais c’était ce qui nous intéressait, donc on l’a écrit ainsi…
Mais Julie (en 12 chapitres) était peut-être trop lumineux par rapport au reste de vos films à Joachim et vous (rires)…
Voilà ! (Il rit) On n’arrive pas à faire de films 100% lumineux !
J’ai envie de vous poser la même question qu’on a posée à Joachim Trier en octobre dernier. Quelle part de vous-même avez-vous mise dans les personnages et comment avez-vous écrit ce personnage féminin sans risquer de tomber dans l’écueil du male gaze ?
Je me reconnais dans tous les personnes que j’écris. Ils ont tous une part de moi, chacun. Avec Joachim, on pouvait forcément se projeter dans le personnage d’Aksel (joué par Anders Danielsen Lie) du fait de son âge et de son genre.
Et c’est Anders, un acteur qui vous suit depuis le début et qui est devenu une sorte d’alter-ego à l’écran.
Mais on ne voulait pas qu’il ait le beau rôle pour autant, on s’est obligés à le traiter sans indulgence. Il fallait que l’on voit à lui aussi ses excès. On se reconnait beaucoup dans la volonté de Julie. On a longtemps vécu dans l’idée que « dans l’avenir, il se passera des choses dans ma vie », avec cette tendance à toujours repousser le moment où il faut prendre une décision. Jusqu’à ce que l’on réalise qu’un bout de notre vie a filé et qu’on ne peut pas laisser le temps s’échapper comme ça, en passant à côté de choses importantes.
Vous êtes-vous posé la question de la légitimité d’écrire sur une femme en tant qu’homme ?
On se pose souvent ces questions. Pourtant, si un homme ne peut pas écrire un personnage féminin, c’est triste. On peut tout faire dans l’art. Quand on écrit un personnage, on ne se demande pas comment il réagirait parce que c’est un homme ou une femme. Ses actes sont expliqués par sa psychologie, son expérience, ses émotions. Bien sûr, on essayait de coller à ce que nos personnages, qui sont plus jeunes que nous, ressentaient et quelle était leur approche de la vie. On n’avait pas pour but de créer des personnages représentatifs de leur génération.
Vos films ont tous une fibre mélancolique et explorent la question de l’acceptation de soi, ce qui est certainement l’un des plus grands challenges de l’existence. Est-ce que l’écriture a quelque chose de thérapeutique là-dedans ?
C’est amusant que vous me posiez cette question… Mon premier film (Blind) comportait déjà cette thématique. C’est l’histoire d’une femme qui devient aveugle qui, par son imagination et son écriture, va trouver une sorte de thérapie.
Ce serait peut-être l’occasion de le ressortir en France… (rires)
Oui, comme Nouvelle Donne. Peut-être que je devrais faire un troisième film et dire que les trois composent une trilogie, comme pour celle d’Oslo de Joachim (il rit).
On est en tout cas ravis que The innocents trouve le chemin des salles car il mérite d’être découvert sur grand écran. C’est difficile de produire et distribuer des films de genre actuellement ?
Souvent, la presse a du mal à s’y intéresser vraiment. Les films sont faits pour être découverts sur grand écran. Le festival de Cannes, c’était ça pour moi : le plaisir de découvrir des films sur des écrans immenses, avec des salles pleines.
Cela met en avant le travail de collaboration avec votre chef-opérateur.
Oui, Sturla Brandth Grøvlen est très doué. Il venait de terminer Drunk de Thomas Vinterberg. Il m’avait impressionné aussi avec Victoria de Sebastian Schipper, tourné en un seul plan séquence. C’est un Norvégien, c’est la première fois qu’il avait l’occasion de faire un film norvégien. Nous avions l’opportunité de faire des films avec des plans complexes et précis. Souvent, c’est difficile avec des jeunes comédiens, d’être proches d’eux, on est obligés de faire des plans larges, mais là nous avons pu et c’était grâce à la qualité des acteurs.
Il est intéressant que vous ayez choisi comme cadre pictural cette cité HLM, qui n’est pas forcément souvent représentée en dehors des films sociaux ou des thrillers d’action. Comme pour Gagarine, il y a un nouveau regard sur la cité qui devient un univers cinématographique très intéressant d’un point de vue esthétique.
J’ai vécu dans un quartier similaire quand j’étais enfant. Ces grands immeubles sont très photographiques. Puis, les cités en Norvège sont souvent en lisière de forêt, c’était très intéressant de pouvoir travailler au milieu de toute cette vie puis de s’éloigner de quelques mètres et se retrouver en pleine nature, où l’on peut avoir notre vie secrète.
En un mot, pourriez-vous nous donner un indice du prochain film que vous aimeriez faire ?
Je n’ai pas encore d’idées. C’est le paradoxe. J’étais au festival de Cannes cet été avec deux films à présenter, The innocents et Julie (en 12 chapitres). Pour la première fois dans ma vie, j’ai toutes les portes qui s’ouvrent, il y a une attente et on me demande ce que je prévois de faire, sauf que je n’ai rien en tête pour l’instant. Je me sentais comme le réalisateur le moins professionnel du monde.
The worst director in the world !
(rires) C’est ça ! Je ne suis capable de passer à autre chose que quand mon film a rencontré le public, quand le cycle est bouclé. Je ne suis pas capable d’enchaîner les films, je ne sais pas faire.
Vous n’êtes pas amis avec Joachim pour rien… Il nous disait qu’on lui reprochait parfois d’être trop « lent » pour faire des films, d’avoir besoin que ses films murissent dans sa réflexion.
Voilà, je vais me cacher derrière l’argument de Joachim (il rit).
Propos recueillis et édités par Thomas Périllon pour Le Bleu du Miroir