2939346

BLACKBIRD, BLACKBERRY

Ethéro tient une épicerie dans un petit village reculé en Géorgie. À 48 ans, cette femme indépendante et solitaire découvre tardivement l’amour et sa sexualité. Alors que cette passion nouvelle change sa façon d’envisager son avenir, elle doit faire face aux commérages des femmes de sa communauté et aux fantômes des figures patriarcales de sa famille.

Critique du film

Loin des stéréotypes du genre, Elene Naveriani prend la comédie romantique à rebrousse-poil pour dresser le portrait d’Ethéro. Décalé et doux amer, Blackbird, Blackberry ne cesse d’intriguer, imposant un style parfaitement original à mi-chemin entre le burlesque et le métaphysique.

Menace poétique

Indépendance et solitude font bon ménage. Ethéro a apprivoisé la seconde pour mieux jouir de la première. Elle a fini pas s’accommoder du statut de vieille fille et se moquer du qu’en dira t-on. La cuirasse qui la protège est devenue épaisse, la vie sans doute un peu tiède mais pas désagréable pour peu que les mûres soient au rendez-vous de la fin de l’été. Le film commence au moment où quelque chose vient déséquilibrer cette existence anesthésiée. D’abord, elle manque se tuer en glanant des mûres de manière acrobatique puis elle rencontre Mourmane, qui livre sa droguerie en cosmétiques et, rapidement, délivre une part cachée d’elle même.

BLACKBIRD,BLACKBERRY

En quelques scènes, la réalisatrice impose une atmosphère insolite : la description d’un microcosme dans lequel Ethéro se distingue, porteuse d’une menace poétique. C’est Eka Chavleishvili qui interprète ce personnage détonnant. Sa présence à l’écran inspire d’emblée des sentiments contradictoires, avec ses sourcils en forme de circonflexe, son regard pénétrant et sa bouche tombante. Force et fragilité, douceur et excentricité émanent de ce corps d’apparence pourtant ordinaire. On touche là un des sujets du film : imposer des silhouettes éloignées des canons habituels de la beauté. Elene Naveriani les montre sans les exhiber, en bord cadre, réfléchis, suggérés.

Présence saugrenue au monde

Ethéro n’a personne avec qui partager ce séisme intime. Les plus ancrées des certitudes peuvent vaciller du jour au lendemain. C’est sur ce fil que Blackbird, Blackberry avance, entre rêve et réalité. Les corps et les sentiments sont authentiques, et cependant mis à distance de la réalité par les choix des décors et de la mise en scène. Les intérieurs, intemporels et stylisés, sont empreints d’une élégance désuète toute « kaurismakienne ». La mise en scène accentue l’isolement, manière de favoriser l’intériorité de sa protagoniste et de souligner sa présence saugrenue au monde. C’est de cette tension entre réel et imaginaire que naît le ton tendrement distancié du film.

BLACKBIRD,BLACKBERRY

Ethéro continue, l’air de rien, de fréquenter un choeur de voisines malveillantes à son égard. On comprend mal l’attachement qui la relie à ces femmes vipérines si l’on ne sait pas ce que crever de solitude veut dire. Il faut revenir à la scène d’ouverture : s’accrocher aux mauvaise herbes pour éviter la chute. De la même manière, la rencontre avec Mourmane est à la fois un miracle et un piège. Ethéro goûte avec une gourmandise adolescente les rendez-vous clandestins, la chamade au moindre message. Mais à l’approche de la cinquantaine, le temps des mirages est passé. Aznavour a beau vouloir débarbouiller le ciel gris (Emmenez-moi n’en finit pas de planer sur le cinéma mondial), Ethéro n’est pas prête à jeter son indépendance par dessus bord. Sa réflexion est soudain perturbée par les manifestations physiques de son corps. Le sentiment de renaissance vient alors télescoper l’idée de mortalité, comme l’arrivée de la mûre annonce la fin de l’été. Le passé ressurgit, la maladie de la mère, l’oppression exercée par le père et le frère. Le chemin parcouru, seule, le prix de la liberté, celui de la légèreté, tout ceci agite Ethéro.

Récit d’émancipation, Blackbird, Blackberry est aussi une joyeuse réflexion sur la fragilité de la vie et des choix de chacun pour cheminer au plus près de soi. C’est enfin le magnifique portrait d’une femme qui, derrière son apparente sévérité, recèle un grain de folie qui finit par donner au film tout son sel. La folie de celle.ux qui savent la fragilité de la vie, qui se concentrent sur le chant d’un merle en feignant d’ignorer la mort en embuscade. Impossible à l’évocation du passereau, de ne pas voir un joli pont aérien entre le cinéma d’Elene Naveriani et celui de son glorieux compatriote Otar Iosseliani, tous deux reliés par ce goût de l’insolite et d’une réjouissante subversion.

Bande-annonce

13 décembre 2023 – De Elene Naveriani
avec Eka Chavleishvili, Teimuraz Chinchinadze et Lia Abuladze




%d blogueurs aiment cette page :