1 ANNÉE, 1 FILM | L’année 2017
Explorer l’histoire du cinéma par fragments, au gré des années et des hasards. Avec 1 année, 1 film, la rédaction du Bleu du Miroir se prête à un jeu cinéphile : choisir chaque semaine une année différente — aléatoire — et y associer un film. Classique indémodable, pépite oubliée, œuvre culte ou curiosité méconnue : une manière de raconter le cinéma autrement, à travers les ellipses du temps. Cette semaine, l’année 2017.
A ghost story

La reco’ de Theo
En 2024, Robert Zemeckis proposait Here, dont l’ambition première était alors taxée d’une certaine originalité : celle de cantonner les personnages à un cadre, les forçant à y correspondre malgré les affres de la vie et du temps. C’était oublier que David Lowery avait déjà réalisé une œuvre poursuivant un but similaire en 2017, acclamé par la rédac’ du Bleu qui l’a élu « film de la décennie« . Aux frontières du surnaturel et du terriblement réel, A Ghost Story épouse une narration sobre mais à la forme et au fond en totale symbiose. Ce drap blanc, presque parodique, survole pièces et meubles non pas par volonté de terroriser mais par pure errance, il était alors question d’éternité, un rapport au temps en suspens auquel tout humain sera un jour confronté. Véritable dualité entre la vie et la mort, réflexion sur le temps qui passe et la postérité, ce qui compte dans le film de Lowery n’est pas tant ce qui y est dit mais ce qui y est suggéré, le subliminal, le subtil : ce que le film laissera derrière lui. D’une triste beauté, A Ghost Story réussit le plus beau des paris : celui de faire réfléchir le spectateur en le livrant face à son angoisse, mais aussi à son inéluctable destin. – TK
Loving

La reco’ de Fabien
Jeff Nichols est l’un des meilleurs réalisateurs américains de sa génération, et probablement celui qui sait le mieux parler de son pays et de son Histoire. Loving en est un très bel exemple. Il y raconte l’histoire (vraie), dans les années 1950 et 60, en pleine ségrégation, d’un couple mixte expulsé de Virginie suite à leur mariage, interdit dans l’Etat. Leur combat pour faire respecter leurs droits fondamentaux va permettre l’abrogation des lois anti-mariage mixtes par la Cour Suprême des Etats-Unis. Loin des débats politiques et des procès, Jeff Nichols aborde son sujet à travers l’intimité du couple, avec beaucoup de pudeur et de retenue. Le scénariste et cinéaste arrive admirablement à retranscrire toute la complexité de l’affaire en ne s’intéressant qu’au couple et à son quotidien, et en limitant la plupart du temps les dialogues (qui ont ainsi beaucoup plus de poids) et en laissant parler les images et les regards. Un parti-pris qui donne une apparence de simplicité au film, mais qui démontre en réalité une très grande maîtrise, chaque scène ayant son importance pour faire avancer le récit, mais également pour progressivement faire monter l’émotion. Loving doit aussi beaucoup à ses interprètes, Joel Edgerton, taiseux en apparence mais profondément touchant derrière son masque, et Ruth Negga, d’abord dans la retenue, d’apparence plus fragile mais qui finit par être la plus combative. – FG
Carré 35

La reco’ de FX
Qui était Christine, à quel âge est-elle décédée, dans quelles circonstances ? Eric Caravaca emprunte le chemin de l’enquête mémorielle pour trouver des réponses et redonner à la soeur disparue la place dont elle a été dépossédée. Le film creuse, sans heurt et sans pathos, un récit d’effacement, de honte et de déni au centre duquel, la mère du cinéaste apparaît comme un irréfragable bloc de douleur. La vérité qui émerge l’accable autant qu’il la soulage. En témoigne, une bouleversante scène finale, muette et réparatrice. Carré 35 ou la noblesse d’un cinéma de la perquisition intime. Un modèle du genre, déjà un classique. – FXT
American Honey

La reco’ de Sam
Film-road trip sensoriel et incandescent, American Honey embarque le spectateur au cœur d’une Amérique marginale, vibrante et désenchantée, en suivant une bande de jeunes vendeurs de magazines sillonnant le Midwest à bord d’un van déglingué. À travers le regard fiévreux de Star, adolescente fugueuse à la recherche d’une forme de liberté autant que d’un sentiment d’appartenance, Andrea Arnold capte la beauté brute du quotidien, entre éclats de tendresse, violences sourdes et élan vital. Filmé en 4:3, porté par une caméra à l’épaule proche des corps, American Honey épouse les pulsations du présent, les danses improvisées, les silences et les regards, dans une errance à la fois euphorique et mélancolique. La bande-son éclectique, des beats trap aux ballades pop, fait vibrer chaque scène avec une intensité organique, tandis que Sasha Lane, révélation solaire, incarne à elle seule le mélange de fragilité et de force qui habite tout le film. Une odyssée adolescente viscérale, poétique et politique, ode aux laissés-pour-compte, aux corps libres et aux rêves écorchés. – SN
Un jour dans la vie de Billy Lynn

La reco’ de Tanguy
On aurait pu énumérer en détail ce qui traverse l’un des films les plus mésestimés de la décennie 2010, mais le plus impressionnant dans Un jour dans la vie de Billy Lynn est la capacité de Ang Lee à déployer son récit comme nul autre. L’enchâssement des temporalités grâce à de brutales rimes de montage permet au cinéaste de narrer les aventures de son protagoniste comme une phase de sommeil paradoxal. En effet, après le long sommeil de la guerre en Irak vécue par son régiment d’infanterie, vient cette forme de semi-réveil nébuleux, entre réalité et fiction imaginée par le cerveau, qui alterne les rêves et les cauchemars les plus prégnants. De Garçon d’honneur à Gemini Man, Ang Lee a toujours parlé de refoulement mémoriel et des traces que l’on laisse derrière nous ; mais Billy Lynn, de par son sujet frontal et désespérément actuel, interroge sur ses fondements en les rendant trop éphémères, vite oubliés aux yeux des autres. Jamais personne n’avait pris ce parti pour traiter des traumatismes d’une génération de soldats nourrie par un héroïsme pervers et une innocence à jamais perdue, ce qui rend cette œuvre unique en son genre et indispensable. – TB
First reformed

La reco’ d’Antoine
Comment ne pas sombrer dans un profond doute existentiel face à l’agonie du monde contemporain ? Cette problématique n’aurait pu trouver meilleur écrin que First Reformed, réalisé par Paul Schrader, hélas jamais sorti en salles dans nos contrées. Obsédé par la figure du solitaire tourmenté, le scénariste de Taxi Driver et Light Sleeper signe le récit d’une rédemption impossible : celle d’un pasteur au bord du gouffre, incapable de répondre à la détresse spirituelle de ses fidèles. Des ravages de la guerre en Irak à la catastrophe écologique en marche, le film s’interroge sur la responsabilité individuelle en temps de chaos globalisé. D’une rigueur ascétique en parfaite adéquation avec son sujet, la mise en scène de Schrader épouse la lente déflagration intérieure de son personnage, incarné par un Ethan Hawke habité. Nihiliste mais jamais misanthrope, First Reformed (horriblement rebaptisé « Sur le chemin de la rédemption » pour le marché vidéo français) capte cet instant où la foi vacille et où la colère contenue se mue inexorablement en pulsion destructrice. Une méditation glaçante sur l’état du monde qui rappelle tout de même qu’au cœur même du désespoir peut jaillir une forme de beauté transcendantale. – AR
The Florida Project

La reco’ de Simon
La protagoniste du dernier long-métrage de Sean Baker, Anora, avait été comparée à une Cendrillon des temps modernes. The Florida Project, son sixième film, suit quant-à-lui un petit groupe d’enfants, des aventuriers du quotidien chez qui l’imagination et l’innocence permettent d’occulter la situation économique précaire de leurs parents. Ils jouent autour d’un motel aux murs mauves et aux chambres insalubres. Ce décor à l’apparence féerique et dans lequel les adultes, car pauvres, sont traités comme des enfants, serait alors une sorte de Neverland. Contrairement au conte originel, chez Baker, les adultes ne meurent pas à chaque respiration d’enfants, mais s’essoufflent à petits feux, prisonniers de leur pauvreté. Filmé à hauteur d’enfants (littéralement dans la dernière scène du film), The Florida Project touche ainsi par sa juxtaposition entre cette insouciance enfantine et cette réalité sociale cruelle. – SB
Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc

La reco’ d’Emilien
Malgré un succès croissant en salle au cours de la décennie 2010, ce sont les projets télévisuels de Bruno Dumont qui lui ont permis de se détacher de ses drames métaphysiques initiaux et d’explorer de nouveaux territoires. D’abord avec la série comique P’tit Quinquin en 2014, mettant en scène une enquête absurde et âpre dans le nord de la France, puis avec Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc, long-métrage diffusé initialement sur arte avant de connaître une sortie très limitée au cinéma. Le film prolonge la sortie de piste entamée avec sa précédente production, approchant le sujet historique avec des références contrastées, parfois bien installées – le texte est tiré des écrits de Charles Péguy – et parfois beaucoup plus moderne – musique composée par l’artiste protéiforme Igorrr. L’ambition de faire un portrait musical de la future « pucelle d’Orléans » paraît parfaitement incongru au premier regard, mais permet à Dumont de revisiter plusieurs de ses thèmes récurrents, en faisant toujours coexister le sacré et le trivial. La question du corps de ses acteurs, par exemple, se déploie autant dans la direction de la pureté et du spirituel (avec l’apparition des trois saints, la présence du personnage de la bonne sœur qui se dédouble soudainement) que dans un rapport direct et concret à la matière et à l’environnement, où les interprètes dansent en équilibre sur les rochers et entre les racines d’arbres, et joue de l’inertie de leur corps en enfonçant lourdement les pieds dans le sable lors de certains pas déchainés. De même, la fragilité de l’individu et son inscription dans un environnement physique et spirituel qui le dépasse sont deux sujets qui entrent en écho avec la mission divine que reçoit Jeanne, et qui trouvent également une expression nouvelle par les chants parfois vacillants, répétés, épuisants des interprètes, qui sont, comme à l’accoutumée, tous non professionnels. Fidèle à ses contraires, Bruno Dumont trouve ainsi, à travers cet étrange conte musical, le moyen de saisir la grâce dans les gestes approximatifs, le ridicule dans le sacré et la vérité dans l’impossible. – EP
Jackie

La reco’ de Victor
Coutumier des portraits de célébrités remodelés à sa propre façon (Neruda sortait au même moment), Pablo Larrain apporte au genre un surnaturel désarmant dans Jackie. Le film dessine un portrait saisissant de Jacqueline Bouvier Kennedy (l’un des plus beaux rôles de Natalie Portman), ancienne Première Dame, durant les jours succédant l’assassinat du Président des États-Unis, son époux John Fitzgerald Kennedy. Oeuvre profondément lugubre, hantée par les notions de mort et d’héritage, le film ne cesse de travailler une dimension fantomatique appuyée notamment par les images d’archives, en ayant également conscience de n’être qu’une reproduction fictive de personnes ayant réellement vécues. Il y a quelque chose de hanté qui plane tout le long de ce film, aidé par la bande-originale somptueuse de Mica Levi. – VVdK


