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TRANCHÉES

Sur la ligne de front du Donbas, les soldats du 30ème bataillon de l’armée ukrainienne affrontent des séparatistes soutenus par la Russie. Le réalisateur Loup Bureau nous plonge dans cette expérience de guerre, à hauteur d’hommes et au cœur des tranchées. Là où chacun doit à la fois se protéger de la mort, mais aussi tenter de recréer une normalité dans l’univers anormal du conflit.

Critique du film

Connu pour son activité de journaliste, Loup Bureau a voulu rendre compte autrement. Pour cela, il s’est posé des vraies questions de forme cinématographique. Volontairement anti-spectaculaire, les choix esthétiques du film le poussent aux limites du documentaire. Très peu contextualisé, le récit rend compte d’une exceptionnelle banalité du quotidien au cœur d’un conflit qui a, depuis, pris une autre envergure.

Le premier plan du film – la progression d’un soldat dans une tranchée filmée en travelling avant – dit tout de l’ambition du film. On ne cite pas Kubrick par hasard. Au-delà de la référence écrasante aux Sentiers de la gloire, la citation place le film à l’exact endroit de l’extravagance de son sujet : une guerre de tranchées au XXIe siècle. Le choix du noir et blanc vient ici renforcer le sentiment d’anachronisme. Nous sommes sur la ligne de front du Donbas, au cours de l’année 2020, avec les soldats du 30e bataillon de l’armée ukrainienne. Introduit par un fixeur, ancien soldat, le journaliste-cinéaste a pu gagner la confiance de quelques hommes, dans le plus grand secret de l’état major. En partageant trois mois de leur vie, il s’est fondu dans le quotidien de ces militaires, saisissant tout à la fois l’absurdité de la situation, la platitude de la survie et l’incoercible trouille.

Tranchées

« Si tu veux rester en vie, creuse ! ». Tel est le mot d’ordre lancé par le commandant du bataillon pour résumer la situation. L’ennemi, les troupes séparatistes qui combattent aux côtés de la Fédération de Russie, se trouve à trois ou quatre kilomètres. Des journées à observer le moindre mouvement aux avants-postes, à percevoir le sifflement plus aigu d’une bombe qui se rapproche dangereusement. À survivre en tuant le temps.

Trois figures se détachent progressivement. Le commandant, colosse édenté, fatigué de creuser et de rappeler ses soldats aux respects de sécurité et au protocole de l’OTAN, ainsi qu’un tout jeune sergent que l’idée de mourir n’a jamais vraiment effleuré. Et, enfin, Perséphone, surnom donné à une cantinière infirmière, mère symbolique du bataillon. On devine que chacun se ressource au creux des fossettes que dessine son imparable sourire. Cette déesse des souterrains raconte avec tendresse l’esprit de maternelle qui plane sur les jeunes soldats qui ont l’âge de ses fils. Elle confie aussi qu’au moment de s’endormir, seule la musique aide à dominer la peur qui ronge les jours. Enserrée dans un format 4/3 fort approprié, la tranchée est filmée comme une prison à ciel ouvert d’où dégringole la mort. Nonobstant la frousse, la fatigue et l’ennui, la vie offre encore, dans ce réduit, des moments de détente. On plaisante, on ravive un souvenir du passé, on tire des plans sur la comète, au conditionnel.

Tranchées

Et puis un jour, les ordres arrivent, l’assaut se prépare, les visages se tendent. Les mots se font précis, la stratégie d’attaque ne souffre aucun dilettantisme. La commandant inspire confiance, on se rappelle pourquoi on est là, on pose les pioches et prend les armes, on remet la peur à sa place, entre parenthèses. Comment filmer l’assaut ? Loup Bureau choisit le mouvement, il filme sa propre course, corps ennuagé par une fumée de camouflage. La séquence est objectivement magnifique, conclue par une fondu au blanc mais il y a quelque chose de troublant à déréaliser un moment aussi crucial. L’ensemble des choix esthétiques, le format, le noir et blanc, la musique, font écho à la guerre vue par le cinéma de fiction. Tout fonctionne comme si les images coupaient le spectateur en deux. L’œil apprécie tandis que l’esprit tique.

Tranchées arrive à un moment où les informations, les images, les conséquences de cette guerre saturent notre quotidien. L’esthétisation de la zone de guerre soulève une ambiguïté. Elle s’accorde parfaitement à l’expérience mentale de claustration tout en imposant une distance qui fragilise le film dans sa captation d’une réalité brut(al)e. Cela n’empêche par le réalisateur de livrer un témoignage exceptionnel sur le courage des soldats ukrainiens qui se battent jusqu’à l’usure pour leur indépendance et sur l’extraordinaire résistance qui les anime.

Bande-annonce

11 mai 2022 – De Loup Bureau




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