LA TRAQUE
Mansart et ses amis de la bonne société organisent régulièrement une partie de chasse en Normandie. Cette semaine-là, une jeune touriste anglaise se promène dans la forêt et la partie tourne mal. Deux d’entre eux la violent. Elle tire sur l’un, se sauve mais ils se mettent à la traquer et tous finissent par s’entendre pour noyer aussi bien la vérité que la victime.
CRITIQUE DU FILM
On part en campagne !
Le cinéma d’auteur a, ces dernières années, largement contribué à dénuder et exposer la ruralité de notre temps. Du drame aussi humain que bovin de Petit Paysan, en passant par le village confidentiel de Chien de la casse et par la dure réalité de Vingt-Dieux, la campagne contemporaine aussi familière pour certain que distante pour d’autres a définitivement eu son heure de gloire et ce, avec une méticulosité épatante. Si le portrait du monde rural a retrouvé du souffle avec les œuvres précédemment citées, certaines facettes restent encore aujourd’hui en arrière-plan. En 1975, Serge Leroy signait une œuvre d’une noirceur aussi abominable qu’humaine. Une horreur champêtre où l’homme dompte aussi bien nature que congénères, la face sombre d’un cadre bucolique où la domination sexiste s’ancre dans la boue, la terre et le sang.
À ses débuts, La Traque dépeint une partie de chasse a priori banale. Bien que l’activité soit hautement barbare et légitimement sujette aux controverses, les premières minutes du long-métrage ne choquent pas spécialement pour l’esthétique rurale qui y est associée. Les fusils sont quelque part à leur place, ces hommes un peu bourrus au patois local sont visiblement de fiers habitants de la région et les alentours boisés présentés sous la grisaille font état d’une Normandie fidèle à elle-même. L’anomalie, c’est de constater cet étrange entre-soi que le film s’attelle à disséquer tout du long. La caméra suit un groupe d’hommes, tous plus ou moins assujettis à une figure patronale faisant office d’autorité même en dehors des heures de travail. La seule femme présente lors du récit ne sera que la victime, présentée comme une étrangère aussi bien au sens ethnologique que d’un point de vue – forcément- genré. La meute et la proie sont donc déjà posées sur l’écran avant même que tout drame ne survienne.
Instrument phallique par évidence, l’horreur ne survient pourtant pas de l’arme de chasse. L‘abject prend forme sexuelle, s’incarnant dans un viol perpétré par l’un des chasseurs avec la complicité d’un de ses collègues. Scène explicitement sensible, il convient de saluer encore aujourd’hui le minimalisme avec lequel Serge Leroy acte l’horreur. Aucun voyeurisme ni plan mal venu, seule une ellipse qui dit tout pour enfin s’attarder sur ceux que l’objectif compte dénoncer : cette assemblée d’agresseurs misogynes, assoiffés naturellement d’une violence exacerbée par leur position de domination, d’abord envers les animaux sauvages et vis à vis de cette femme, sur laquelle ils prennent aisément l’ascendant.

Sans aller dans le Rape and Revenge sanglant comme le fera Virginie Despentes ou plus récemment Coralie Fargeat, La Traque devient tout de même une histoire où la victime ne reste pas cantonnée à son statut d’individu impuissant et traumatisé. Sa première rébellion passe par un retour à l’envoyeur, assénant un coup de fusil plus que mérité à son agresseur. La lente agonie du violeur viendra alors rythmer le film, faisant comprendre que ses « amis » se soucient bien plus du silence de la victime que de la vie d’un des leurs. S’en suit un récit volontairement déséquilibré au niveau des points de vue, Serge Leroy choisit de mettre en avant ce groupe de chasseurs, au bord de la panique du fait de la fuite de leur proie. Le désordre et les décisions risquées s’enchaînent, si tout le monde n’approuve pas le geste commis par leur compère, tous feront pourtant le choix de le défendre en forçant sa victime à ne rien raconter. Même le plus « sensé » abandonne vite son statut de médiateur entre prédateurs et proie, sous la pression d’un groupe masculin en pleine possession du rapport de force. L’omerta sexiste atteint alors son paroxysme.
Le cadre rural est en quelque sorte le terrain parfait pour cette partie de chasse « à la femme ». Helen Wells (Mimsy Farmer) s’enfonce petit à petit dans les méandres d’une campagne déserte, hostile. La Traque utilise la forêt normande comme un labyrinthe sans issues. Elle déambule à travers les arbres sans jamais vraiment savoir où aller, jusqu’à s’enfoncer dans un sombre tunnel ferroviaire, couloir vers une mort certaine. Le terrain renvoie donc aux chasseurs, tout comme ils se considèrent maîtres de leur victime, ils dominent les lieux telle une meute arpentant son territoire. L’atroce prend forme dans une séquence finale abjecte où notre statut de spectateur prend presque un nouveau sens, nous qui avisons depuis la rive où se tiennent les bourreaux, cette pauvre femme se noyer. Le meurtre a des airs d’accident, pourtant ce sont bien tous les hommes qui en sont responsables.
Cette interminable battue se solde par une réplique symptomatique des enjeux du film de Serge Leroy. Tous réunis alors que les sirènes de police hurlent au loin, l’un des membres de l’assemblée s’assure de calmer les esprits en clamant simplement : « Nous ne sommes pas des gens facilement soupçonnables ». En ces quelques mots, toute l’horreur de La Traque est encapsulée, ces chasseurs, misogynes en tout temps, armés et prêts à tuer, complètement ivres ne seront malgré tout jamais inquiétés pour leur crime. Voilà ce qu’une bande d’hommes privilégiés et confortés dans leur hégémonie peut se permettre : jouer selon leurs propres règles, implicitement approuvées par un système encore trop traditionaliste.






