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LA FERME DES BERTRAND

50 ans dans la vie d’une ferme… Haute Savoie, 1972 : la ferme des Bertrand, exploitation laitière d’une centaine de bêtes tenue par trois frères célibataires, est filmée pour la première fois. En voisin, le réalisateur Gilles Perret leur consacre en 1997 son premier film, alors que les trois agriculteurs sont en train de transmettre la ferme à leur neveu Patrick et sa femme Hélène. Aujourd’hui, 25 ans plus tard, le réalisateur-voisin reprend la caméra pour accompagner Hélène qui, à son tour, va passer la main. A travers la parole et les gestes des personnes qui se sont succédé, le film dévoile des parcours de vie bouleversants où travail et transmission occupent une place centrale : une histoire à la fois intime, sociale et économique de notre monde paysan.

Critique du film

Dans le cinéma de Gilles Perret, si le politique n’est jamais loin, l’humain est toujours au centre. C’est une fois de plus le cas avec La Ferme des Bertrand, beau portrait de famille sur trois générations qui interroge, au-delà de l’intime, l’évolution du rapport des paysans au travail. Un film sur la transmission traversé par un « personnage » d’exception, André le patriarche.

Génération sacrifiée

Gilles Perret a de la suite dans les idées. Dans Trois frères pour une vie, son premier film, il avait choisi de filmer André, Jean et Joseph Bertrand, trois vies consacrées à la ferme familiale. Au moment de transmettre l’exploitation à leur neveu, les trois frères dressaient un bilan contrasté, résumé en une formule par André : un succès économique mais un échec humain. Il faut lire, derrière cette conclusion désarmante de lucidité, des années au service de la terre et des bêtes. Des vies de labeur où les aspirations personnelles auront vite été balayées. Aucun des trois frères, interrogés alors séparément, n’avaient réellement la vocation mais tous ont fini par reprendre le flambeau. Au moment de raccrocher, chacun est fier du travail accompli mais tous soulignent le prix à payer pour y arriver. Tous les trois sont demeurés célibataires, attachés à leur village comme la chèvre au piquet.

La Ferme de Bertrand

25 ans plus tard, c’est autour d’Hélène de mettre un terme à son activité. Une nouvelle génération est déjà aux commandes, incarnée par Alex et Marc, appelés aux responsabilités au décès de Patrick, le mari d’Hélène. Jean et Joseph sont également partis. André est toujours là, il règne encore sur le poulailler et porte sur la nouvelle génération un regard admiratif teinté d’ironie. Le clou du film, c’est lui. Les images d’archives, celles filmées par Marcel Trillat en 1972, que Gilles Perret a eu la bonne idée d’intégrer à son montage, puis celles de 1997 sont à la fois cruelles et précieuses. Elles illustrent le passage du temps sur un corps aujourd’hui cassé en deux mais également sur un état esprit en constante évolution. Les regrets exprimés il y a 25 ans ne sont sans doute pas effacés mais aujourd’hui André semble heureux de voir la nouvelle génération s’emparer du progrès et réussir à concilier travail et vie de famille. Et cela même s’il ne peut s’empêcher de remarquer que les jeunes ne touchent plus un manche d’outil.

Le bonheur est dans l’après

Le métier d’agriculteur, à deux générations d’écart, n’est plus du tout le même. La modernisation est passée par là. Hélène sera remplacée par une machine à traire. Alex et Marc font le choix de la robotisation mais pour autant, les deux cousins sont très conscients du patrimoine transmis et fort soucieux de le préserver et naturellement portés vers une agriculture à l’écoute de la nature. L’appellation Reblochon les contraint mais aussi les protègent, le lait est payé correctement et les subventions plutôt généreuses.

La ferme des bertrand

Gilles Perret est né dans le village où les Bertrand sont installés. Cette proximité sert le film, libère la parole tout en laissant au silence sa place nécessaire. Le réalisateur sait qu’il doit être à la hauteur de la confiance accordée, ce qui fait de son film un projet forcément très personnel. Le regard qu’il porte va pourtant bien au-delà de cette dimension villageoise. En effet, la ferme des Bertrand a traversé, durant le demi siècle écoulé, nombre de transformations communes à une grande partie de la paysannerie française, bousculée et sauvée par la modernité. On est loin ici de l’ironie du titre du film de Raymond Depardon, La Vie moderne, troisième segment de sa série Profils paysans tournée dans des régions (la Lozère, la Haute-Loire) beaucoup plus touchées par la désertification des campagnes. Encore une fois, située en zone d’appellation d’origine contrôlée Reblochon, la ferme des Bertrand est protégée d’une forme de catastrophisme dont le cinéma s’est beaucoup fait l’écho ces dernières années (de Petit paysan à Au nom de la terre en passant par Cyrille, agriculteur, 30 ans, 20 vaches, du lait, du beurre, des dettes) et le film de Gilles Perret sonne comme un chaleureux contrepoint sans fermer les yeux sur les sacrifices exigés par un métier qui demeure terriblement exigeant.

Plus que tout, c’est l’idée de transmission qui traverse le film, l’héritage d’un outil de travail et de méthodes sans cesse interrogées et améliorées au profit de vies meilleures et surtout choisies. Les enfants feront ce qu’ils voudront.

Bande-annonce

31 janvier 2024 – De Gilles Perret




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