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BOYHOOD

Chaque année, durant 12 ans, le réalisateur Richard Linklater a réuni les mêmes comédiens pour un film unique sur la famille et le temps qui passe. On y suit le jeune Mason (Ellar Coltrane) de l’âge de six ans jusqu’ à sa majorité, vivant avec sa sœur et sa mère, séparée de son père. Les déménagements, les amis, les rentrées des classes, les premiers émois, les petits riens et les grandes décisions qui rythment sa jeunesse et le préparent à devenir adulte…

Fabrique des souvenirs

2013, avec la sortie de Before Midnight, Richard Linklater bouclait sa trilogie sur les amours de Céline et Jesse, entamée dix-huit ans auparavant avec Before Sunrise (1995) puis prolongée avec Before Sunset (2004). L’occasion de disséquer les effets du temps sur ses personnages qui ont évolué en parallèle de leurs interprètes, Julie Delpy et Ethan Hawke, impliqués sur près de deux décennies aux côtés du réalisateur. Ceux qui s’imaginaient que le natif de Houston s’arrêterait à cette seule expérimentation sur le long terme durent apprendre avec ravissement la sortie, un an plus tard, de Boyhood, rapidement caractérise comme “le film tourné sur douze ans”.

La conception – inédite – de Boyhood a en effet été sa principale publicité : de 2001 à 2013, Richard Linklater a filmé l’enfance puis l’adolescence de Mason, joué par un Ellar Coltrane lui-même en pleine croissance. L’idée, aussi farfelue que géniale, avait au moins le mérite d’attiser la curiosité. Jamais, dans l’histoire du septième art, un tournage n’avait porté autant d’attention à saisir le vieillissement réel de ses acteurs (exceptés certains documentaires dont le récent Adolescentes mais qui, lui, n’est tourné “que” sur cinq ans). Une fois évoqué son concept, que reste-t-il à dire de Boyhood ?

DOCU-FICTION

Tout d’abord, qu’il partage plus d’un point commun avec le cinéma documentaire : outre le souci du réalisme, le tournage à intervalles réguliers (à un rythme de 3 ou 4 jours par an), l’attention portée au banal, aux petites choses qui finissent par former un quotidien. Si le film est scénarisé comme la plupart des longs-métrages de fiction, l’intrigue (ou plutôt l’absence d’intrigue au sens dramatique du terme) laisserait penser à n’importe quelle vie saisie au hasard : changement de foyer, éveil à l’amour et à la sexualité, arrivée à l’université. Linklater fait le pari de se concentrer autour d’étapes cruciales de l’existence pour en extraire ce qui les rend à la fois communes à tous et propres à chacun. Toucher à l’universel en ciblant le particulier.

Au cœur du projet artistique de Boyhood, le passage du temps est abordé avec une étonnante simplicité. Aucun carton ne vient signifier explicitement les années qui se succèdent et il revient au spectateur de saisir lui-même les indices (qui tiennent souvent à la longueur de cheveux de Mason) d’un nouveau bond en avant. Les scènes et périodes de la vie s’enchaînent avec une fluidité qui désarçonne autant qu’elle ravit, et les quelque 2h45 du film paraissent au final bien peu de choses comparées à la densité infinie des douze années couvertes. Boyhood a le bon goût de ne jamais se pavaner de son concept, de l’employer comme un moyen de mieux appréhender les détails d’une venue au monde sans jamais céder aux sirènes du spectaculaire. Écrivant son scénario année après année, au gré de l’évolution et des demandes des interprètes, Linklater retranscrit admirablement les chemins parfois escarpés de l’existence. En cela, il a tout l’air du “film d’apprentissage” ultime, le plus précis, (souvent) le plus juste.

TIME GOES BY

Épopée du temps présent, Boyhood n’en est pas moins empreint d’une mélancolie diffuse, qui jamais ne se confond avec de la nostalgie mal sentie. Le récit linéaire et syncopé ne laisse que peu d’occasion à ses personnages de se retourner sur leurs pas et de constater le chemin parcouru (“On ne fait qu’improviser” confie hébété Mason Sr. à son fils devenu homme). Les moments de grâce du film sont atteints lors de ces brusques bilans où l’on semble enfin mesurer le discret travail du temps, capable de transformer un “avant” si lointain en un « après » imminent. Pour s’en convaincre, il suffit de voir Olivia (remarquable Patricia Arquette) déplorer le départ de son fils pour l’université : “J’en attendais plus” confie-t-elle alors en évoquant sa vie tumultueuse. Cette part de déceptivité, à laquelle le spectateur en quête d’extra-ordinaire sera assurément confronté, est déroutante dans la mesure où celle-ci est intégrée au fonctionnement du film : le récit est dénudé au maximum jusqu’à atteindre son cœur battant et dont le désespoir d’Olivia est l’expression la plus bouleversante.

Boyhood

Preuve de ce dénuement scénaristique, Richard Linklater fait le choix de représenter un adolescent “normal” en apparence (en tout cas exempt de particularisme fort) qui réalise progressivement l’importance des choix et hasards sur sa vie actuelle. Le chemin vers l’âge adulte fait aussi éprouver à Mason son incapacité à ralentir le cours de l’existence aux moments jugés opportuns, privilège toujours réservé au cinéma. Il faut attendre la toute dernière scène, en plein milieu du désert, pour que Mason prenne enfin conscience qu’il ne sert à rien de vouloir apprivoiser ce temps fugace, que l’instantané se saisit de nous plutôt que l’inverse. Lorsque le générique final vient mettre un terme à plus d’une décennie sans qu’on ne l’ait vue défiler, l’on prend nous-même conscience du rythme effréné que prennent nos vies : constat aussi simple que nécessaire de se remémorer de temps à autre.

Geste radical d’un réalisateur expérimental, Boyhood brille surtout par sa frugalité, sa pleine conscience de n’être qu’une potentialité, certes poussée à son paroxysme, de l’exploration temporelle. Le film se remarque par son refus de la dramatisation et son appétence pour représenter “l’envers du décor” : les moments d’hésitation, de fausse joie, autant que les petites victoires et les grandes satisfactions. Le récit se resserre sur cette part d’aléatoire, celle qui nous voit tantôt dépasser nos attentes, tantôt échouer à les atteindre.

Qu’importe, au fond, puisque le présent n’en finit pas de nous voir évoluer et qu’une vie ne sera jamais de trop pour se réaliser complètement. Si Godard affirmait que “le cinéma fabrique des souvenirs”, Boyhood vient prouver avec élégance que les souvenirs, quand ils ont conscience de n’être que souvenirs d’un temps révolu, peuvent donner du grand cinéma.


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