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HAFSIA HERZI | Interview

Quelques mois après le triomphe de La Petite Dernière à Cannes — récompensé par la Queer Palm et le prix d’interprétation pour Nadia Melliti —, Hafsia Herzi poursuit un parcours aussi libre qu’audacieux.. Avec ce troisième long-métrage, la réalisatrice de Bonne Mère adapte le roman autofictionnel de Fatima Daas et signe une œuvre d’une rare délicatesse sur la quête intérieure d’une jeune femme musulmane et lesbienne en banlieue parisienne. Rencontrée dans la capitale à quelques jours de la sortie du film en salle, Hafsia Herzi revient sur sa genèse, sa volonté de représenter sans trahir, sa méthode de travail immersive et son désir de filmer la vérité des êtres sans fard ni cliché.

Comment avez-vous vécu cette présentation à Cannes, puis les projections qui ont suivi ?

Hafsia Herzi : C’était du stress, mais du bon stress. Cannes, c’était le plus gros morceau. J’avais peur, forcément, mais au final c’était très beau, très fort. J’en rêvais de la compétition, mais il y a toujours cette crainte de se faire huer, on a vu des projections très dures par le passé à Cannes… mais tout s’est bien passé, et ce ne sont que de bons souvenirs.

Le prix d’interprétation pour Nadia Melliti est venu renforcer cette validation, surtout après les attaques homophobes que vous aviez évoquées dans plusieurs médias, en amont de la présentation du film ?

C’était une immense fierté et beaucoup d’émotion. Surtout pour le personnage. Ce prix met en lumière un film et un personnage qu’on n’avait encore jamais vus au cinéma. C’est magnifique pour toutes celles et ceux qui pourront s’y reconnaître, et pour le travail accompli ensemble. Parier sur quelqu’un qui n’avait jamais joué, lui accorder cette confiance, c’était fort. Ce n’était pas un rôle facile à porter.

Votre film faisait même partie de la shortlist pour représenter la France aux Oscars. 

Oui, aussi, mais ça va être pour Jafar (Panahi, avec Un simple accident – ndr)…

Vous sentiez-vous prête à aller défendre le film aux Etats-Unis, qui cible actuellement les droits des personnes LGBTQ+ ? 

Ça aurait été bien oui. Cela ne m’aurait pas dérangée de le défendre, au contraire.

Au-delà de la représentation LGBTQ+, votre film a aussi une portée universelle. 

Oui, complètement. Qu’on soit homosexuel·le ou non, je voulais que le film soit sincère, vrai, sans filtre. Je n’aime pas faire du cinéma « filtré ». Tant qu’on a la chance de filmer, autant le faire librement, sans se soucier du regard des autres. Je savais qu’il y aurait des obstacles, mais aussi des gens intelligents pour nous soutenir. Aujourd’hui, je reçois beaucoup plus de retours positifs que négatifs. J’avais envie de vérité, même dans les mots crus.

Je voulais qu’on oublie la caméra, qu’on ait l’impression que ce n’est pas du cinéma. Je veux faire des films qui ne ressemblent pas à des films. Qu’on se demande : « Où est la caméra ? » J’aime quand la mise en scène se fait oublier. Cela demande beaucoup de préparation, de répétitions, de travail sur les décors et les costumes, tout doit sembler naturel.

Comment avez-vous abordé l’adaptation du roman de Fatima Daas ?

Au début, j’étais un peu réticente. Je ne pensais pas avoir les épaules pour adapter un roman. Mais dès qu’on m’a dit que Fatima me laissera écrire dans mon coin, tout est devenu simple. Elle m’a fait totalement confiance. Elle n’est jamais intervenue dans le scénario, mais a répondu à mes questions quand j’en avais besoin. Et c’était la première à qui j’ai montré le film.

Portrait de Hafsia Herzi par Chloé Carbonel

Vous filmez souvent l’invisible, la douleur intérieure. 

Oui, c’est ce qui m’intéresse : être dans la tête du personnage, respirer avec lui. Je voulais peu de dialogues, raconter plutôt à travers les images ce qu’on ne dit pas. Laisser au spectateur la liberté d’imaginer. Ce qui me plaît pour l’instant, peut-être que ça changera, c’est de montrer ce qu’on ne peut pas toujours exprimer publiquement. Comme le chagrin d’amour dans mon premier film. C’est un sentiment universel. Parfois, on a honte d’exprimer, on a peur, on ne se sent pas forcément à l’aise.

J’avais envie que les gens se sentent moins seuls. Partager ça. Quand je fais Bonne Mère, je me doute bien que je ne vais pas soulever des millions d’euros par genre de film. Mais pour moi, c’est un film important. C’est important que les gens puissent s’identifier à ce personnage, que ce soient les enfants, les parents. J’ai ce désir de mettre la lumière sur ces fantômes de la société, ces gens dont on ne parle pas forcément au cinéma et qui, pourtant, sont partout.

On sent comme une filiation entre vos héroïnes, de Bonne Mère à La Petite Dernière. Deux femmes de générations différentes, mais toutes deux des combattantes silencieuses.

Oui, ce sont des femmes de générations différentes, mais qui se rejoignent. Pour l’instant, ce sont ces figures qui m’inspirent. En tant que femme, je suis plus naturellement attirée par elles. J’aime montrer ces gens qu’on ne voit pas assez au cinéma, ces « fantômes de la société ».

Je n’avais pas envie de trahir la communauté LGBT et les personnes concernées. Quand on parle de quelque chose qui est loin de nous, on peut se demander si l’on est légitime.

Vous capturez très bien le langage des adolescents. Comment l’avez-vous travaillé ?

Je me suis replongée dans mon enfance, à Marseille, dans les quartiers nord. J’ai grandi dans un lycée très vivant, bruyant, plein d’énergie. J’ai voulu retrouver ça. J’ai aussi fait appel à de vrais professeurs, de vrais lieux. Et j’ai vérifié chaque détail : comment on reçoit les résultats du bac aujourd’hui, comment parle un prof, un imam, médecin. Je voulais que tout sonne juste.

On ressent cette forme de naturalisme, que ce soit dans les scènes au lycée, dans les milieux médicaux ou religieux…

Oui, je suis allée dans des écoles, j’ai rencontré un vrai pneumologue – celui du film – et observé des consultations. C’était passionnant. Même chose pour l’imam, c’est un vrai imam que j’ai rencontré juste avant le tournage et j’ai fini par lui proposer d’être dans le film. Ces rencontres ont été très fortes.

Et pour représenter la communauté LGBTQ+ ?

Je ne voulais surtout pas tomber dans les clichés. Je ne voulais surtout pas tomber dans les clichés. Je n’étais jamais allée dans une soirée lesbienne, donc j’y suis allée en immersion — et j’ai été très bien accueillie. Je n’avais pas envie de trahir la communauté et les personnes concernées. Quand on parle de quelque chose qui est loin de nous, on peut se demander : est-ce que je suis légitime ? Est-ce que ça va être crédible ? Pour moi, c’était indispensable d’aller franchement sur le terrain et d’observer, de regarder et d’essayer de comprendre aussi ce que vivent ces personnes. C’était essentiel pour être juste et légitime. Quand on a reçu la Queer Palm, j’étais vraiment heureuse : c’est une reconnaissance précieuse, surtout venant des personnes concernées.

On imagine que vous adoptez cette démarche d’immersion lorsque vous préparez un rôle en tant qu’actrice ?

Oui, toujours. Pour Le Ravissement, j’ai passé plus d’un an en maternité, de jour comme de nuit, avec des sages-femmes. Je ne peux pas jouer un rôle sans connaître le milieu. C’est pareil quand je réalise. J’ai besoin d’observer, de m’imprégner, comme je l’ai fait pour Borgo afin de connaître le milieu carcéral.

Avez-vous déjà un nouveau projet de réalisation ?

Pas encore, je me laisse un peu de temps. J’ai accepté depuis longtemps d’adapter Dans le jardin de l’ogre de Leïla Slimani. J’espère que ça se fera, mais pas tout de suite.


Propos recueillis à Paris en octobre 2025 – Photo d’illustration © Xavier Bouvier