LE RAVISSEMENT
Critique du film
Seul film français de la compétition de la 62e Semaine de la Critique, Le ravissement est le premier long métrage d’Iris Kaltenbäck, formée en scénario à la FEMIS après des études de droit et de philosophie. Alors qu’elle prépare son court-métrage, Le Vol des cigognes, elle découvre un fait divers étonnant : une jeune femme emprunte l’enfant de sa meilleure amie et fait croire à un homme qu’elle en est la mère. C’est ainsi que nait l’idée d’écrire une fiction qui raconterait le bouleversement que cet événement provoque sur l’amitié entre ces deux femmes mais aussi la place des faux-semblants dans la genèse d’une histoire d’amour basée sur ce terrible tissu de mensonges.
Iris Kaltenbäch imagine ainsi le personnage de Lydia, une sage-femme investie et douce, qui se sépare soudainement de son compagnon de longue date suite à son infidélité. Cachant ce changement important dans sa vie à sa meilleure amie, elle fuit l’insomnie et le vide de son appartement en écumant les rues ou en traversant Paris en bus. Un soir, elle s’endort dans le bus pour être réveillée au terminus par le chauffeur, Milos. Ce dernier, ne voulant laisser une jeune femme seule à une heure tardive dans un quartier peu fréquenté, la raccompagne vers une artère moins isolée pour qu’elle prenne le taxi. Insomniaque, il lui propose de prendre un verre et de partager une collation. Après une nuit à discuter, ils se revoient et Lydia tombe amoureuse, à l’aise avec cet homme qui écrit à ses heures perdues et lui accorde cette attention et cette écoute dont elle manque terriblement.
Rapidement convaincue que c’est le début d’une belle histoire, Lydia s’attache et devient envahissante, ce que Milos lui fait gentiment remarquer, n’étant pas prêt à s’engager dans une relation sérieuse. Tandis qu’elle doit faire face à cette désillusion, sa meilleure amie vit de son côté un grand bonheur : elle va bientôt mettre au monde une petite fille. Sage-femme, elle prend en charge la grossesse et la naissance de l’enfant. Après un accouchement difficile, elle propose son aide pour permettre à son amie de se reposer alors que les premiers signes du baby blues apparaissent. C’est alors qu’elle croise Milos dans un ascenseur, le bébé dans les bras. Lorsqu’il lui adresse ses félicitations pour l’heureux événement, elle ne le détrompe pas. Son esprit faisant son chemin dans les minutes qui suivent, elle s’enferme davantage dans ce mensonge en lui faisant croire qu’il est le père de cette fille (qui n’est pas la sienne).
Le ravissement, merveilleux titre polysémique, fait écho à un roman de Marguerite Duras où une femme se retrouve en plein déni de chagrin. Portée par le besoin d’évoquer notre rapport aux épreuves de la vie et à la persistance de certains traumatismes, elle livre ici une réinterprétation personnelle et moderne. Sa Lydia subsiste dans un Paris pluvieux et inhospitalier, sans véritable famille autre que celle qu’elle s’est choisie, son amie Salomé. Alors qu’elle la voit construire une existence faite de projets à deux (puis à trois), la sienne a volé en éclats et elle se retrouve encore plus isolée.
Le film nous interroge, avec subtilité : à quel point le désespoir et l’abyssale solitude peuvent-ils pousser un être fragile à prendre de mauvaises décisions, voire à commettre l’irréparable ? Habilement, sans excuser ses agissements immoraux, elle dépeint subtilement Lydia, suggère sa souffrance, raconte comment elle se ment à elle-même en mentant aux autres, au point de finir par faire de cette illusion complexe sa nouvelle réalité. Mais comment faire demi-tour lorsque cette obsession et ce besoin d’être aimé.e, considéré.e, vous a poussé.e trop loin sur le chemin de l’imposture ?
Outre cette très belle façon de raconter la trajectoire d’une femme habitée par le silence, Le ravissement explore aussi les conséquences de l’arrivée d’un enfant dans une amitié fusionnelle entre deux femmes, écrites avec beaucoup de soin par son auteure et magnifiées par les prestations sensibles des excellentes Hasfia Herzi et Nina Meurisse, la seconde prenant le contrepied du registre taiseux et retenu de sa partenaire, plus spontanée dans son énergie, son corps, sa palette d’émotions.
En résulte un premier film abouti, de très loin le meilleur montré en compétition à la Semaine de la Critique, qui marque la naissance d’une cinéaste et la confirmation d’une actrice indispensable au cinéma français, Hafsia Herzi.