LA CLASSE OUVRIÈRE VA AU PARADIS
Lulù Massa est ouvrier modèle : son rendement est cité en exemple par son patron. Les autres travailleurs ne voient pas d’un bon œil ces cadences infernales, et il est détesté de ses collègues dont il méprise les revendications. Bercé par les rêves de la société de consommation Lulù réalise parfois la vanité de la vie qu’il s’impose. Alors qu’il se coupe un doigt accidentellement, les autres ouvriers, par solidarité, se mettent en grève…
Critique du film
Bleu de travail, bleus au travail ✊
Réalisé en 1971 par Elio Petri, La Classe ouvrière va au paradis constitue le deuxième volet de la « trilogie de la névrose », entamée avec Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon – l’une des œuvres les plus connues du cinéaste – et qui se conclura avec La Propriété, c’est plus le vol. Ces trois films prennent le pouls d’une Italie plongée dans les années de plomb, marquée par des conflits sociaux d’une extrême violence et par l’affrontement entre partis d’extrême gauche – jugés encore trop modérés par certains militants – et mouvements d’extrême droite. C’est aussi une époque de déferlement de violence policière et de répression antisyndicale.
Lulù, incarné par un Gian Maria Volonté aussi picaresque et outrancier ici qu’il était froid et minéral dans Le Terroriste ou Le Cercle rouge, est un ouvrier dont la cadence effrénée lui rapporte de belles primes et en fait un modèle pour ses collègues. Mais il juge son travail dur, peut-être même absurde, et se heurte à l’hostilité de ceux qui lui reprochent son stakhanovisme. Refusant de se rebeller contre la direction et de s’impliquer dans les syndicats, il devient malgré lui le symbole d’un système qui broie les individus. Quand le patronat impose une hausse de rendement sans contrepartie salariale, la tension monte. Lulù tente de rester à l’écart, jusqu’au jour où un accident – la machine lui sectionne un doigt – le projette au cœur du conflit. Les autres ouvriers, oubliant leur rancune, décident alors de se mettre en grève.
Réalisé par un cinéaste entré très jeune au Parti communiste – qu’il quittera en 1956 après l’écrasement de l’insurrection de Budapest – et porté par un acteur farouchement engagé à gauche, La Classe ouvrière va au paradis ne pouvait être qu’un film politique. Mais sa force est de rejeter tout dogmatisme. Il ne propose ni certitudes idéalistes ni réponses rassurantes. Petri renvoie dos à dos étudiants gauchistes, prompts à invectiver mais absents quand il faut agir, et syndicats trop modérés, parfois soumis. Aucune solution vraiment satisfaisante n’émerge : les victoires sont dérisoires, et les cas particuliers n’intéressent ni les uns ni les autres, sauf à être récupérés. Le patronat en prend bien sûr sa part, mais personne n’est épargné.

Tourné dans l’urgence, dans une usine en faillite et avant même que le découpage ne soit finalisé, le film garde la trace de cette tension. Il est marqué par la partition mécanique et martiale d’Ennio Morricone – où se mêlent instruments, bruits de machines et sons de mitraillettes – et par une mise en scène ample, jalonnée de plans-séquences et de mouvements de caméra exploitant l’espace. La Classe ouvrière va au paradis brasse une multitude de thèmes : l’aliénation d’un travail qui transforme l’homme en machine – on pense aux Temps modernes de Chaplin –, la solidarité, la sexualité, le désenchantement, l’incommunicabilité, la folie.
Le personnage de Lulù s’humanise peu à peu, notamment dans ses dialogues avec un ancien ouvrier interné en psychiatrie, incarné par l’immense Salvo Randone. Rien ici d’un film de propagande : il s’agit de chercher une vérité, aussi déplaisante soit-elle. Long-métrage dérangeant, d’une complexité rare, il reçut la Palme d’or au Festival de Cannes 1972, ex æquo avec L’Affaire Mattei de Francesco Rosi, qui comptait lui aussi Gian Maria Volonté dans sa distribution. L’accueil critique et public fut pourtant mitigé, au point que Jean-Marie Straub déclara qu’il fallait « brûler toutes les copies » du film.
Superbement filmé et photographié, alternant scènes de foule et moments plus intimes, La Classe ouvrière va au paradis aborde de front des questions essentielles sans prétendre y répondre. Lulù, peu sympathique, échappe à tout manichéisme. Film sur le désenchantement, la quête de liberté et le prix à payer, l’œuvre de Petri reste un objet politiquement incorrect, d’une grande intelligence et d’une exigence rare.






