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À BRAS-LE-CORPS

Emma, quinze ans, enceinte à la suite d’un viol, défie sa communauté rurale protestante et répressive pour se frayer un chemin vers l’autodétermination. Transformant le traumatisme en catalyseur d’émancipation elle affronte l’hypocrisie morale du village et le spectre de la Seconde Guerre mondiale qui l’entoure.

Critique du film

Après plusieurs courts remarqués, la réalisatrice suisse Marie-Elsa Sgualdo signe avec À bras-le-corps son premier long métrage, présenté en première mondiale dans la section Venezia Spotlight de la Mostra. Elle le revendique comme une « lettre d’amour aux femmes de [sa] famille et à toutes celles dont les luttes sont restées invisibles ». Dans ce sillage, elle inscrit le portrait d’Emma, adolescente de quinze ans, enceinte après un viol, qui refuse le silence imposé par sa communauté protestante et tente d’inventer, dans les interstices de l’oppression, un chemin d’émancipation alors presque impossible.

Par son cadre historique et son regard sur la condition féminine, À bras-le-corps dialogue avec Vermiglio de Maura Delpero (Lion d’argent l’an passé), également situé dans les Alpes et centré sur des femmes prises dans les filets de la guerre et du poids des traditions. Comme la réalisatrice italienne, Sgualdo filme une campagne rude, traversée par la mémoire et la morale, où les existences féminines sont contraintes par des règles qui ne sont pas les leurs. Son récit s’ancre dans la Suisse des années 1940, un pays dont on oublie parfois que l’émancipation des femmes fut tardive — le droit de vote ne sera accordé qu’en 1971 tandis que la dépénalisation de l’avortement n’a été votée qu’en 2002 (!).

Détourner le regard

Dans un village protestant au bord du Jura, Emma incarne un modèle de vertu : travailleuse, dévouée, pieuse et discrète, elle assiste le pasteur et prend soin de sa fratrie depuis le départ de sa mère, bannie pour adultère. Mais lorsqu’un jeune journaliste de passage, aisé et en apparence charmant, abuse d’elle, tout vacille. Emma doit affronter le traumatisme de l’agression sexuelle puis la découverte de sa grossesse, qui menace à la fois sa réputation au sein d’une communauté pétrie de dogmes et l’avenir qu’elle tentait de se construire.

À quelques kilomètres seulement, de l’autre de côté de la frontière, les soldats allemands scellent le destin tragique des Juifs déportés. Cette proximité géographique agit comme une ombre portée sur le film, dans le silence feutré de cette bourgade suisse, les échos de la barbarie nazie rappellent que l’horreur est à la fois lointaine et terriblement proche. L’indifférence ou la passivité des habitants face à ce drame résonne avec leur hypocrisie quotidienne, cette façon de détourner le regard pour préserver une paix apparente. Ce voisinage historique confère au récit une gravité particulière, il met en lumière un mécanisme universel, celui par lequel une communauté préfère protéger son image, ses convenances et son confort moral, plutôt que d’affronter ses propres responsabilités.

L’oppression d’Emma — condamnée à porter seule la faute et la honte — se fait ainsi le miroir miniature d’un refoulement collectif : la lâcheté des notables locaux se superpose à celle des nations face au nazisme. En inscrivant l’histoire personnelle de sa protagoniste dans ce contexte, Sgualdo rappelle que le politique s’immisce toujours dans les existences et que le corps des femmes reste un champ de bataille où se rejouent des rapports de domination plus vastes.

Révolte silencieuse

Le féminisme de À bras-le-corps ne se brandit pas en slogans ni en discours démonstratifs, il s’incarne dans des gestes ténus, dans une résistance discrète mais obstinée. Il se manifeste d’abord dans le refus d’Emma d’endosser seule la honte qui devrait incomber à son agresseur, en tentant de gérer elle-même cette grossesse non-désirée, puis en composant avec le cadre patriarcal hypocrite et oppresseur qui l’entoure, consciente du sort réservé à sa mère. Enfin, il se révèle dans son obstination à reprendre la main sur son destin, à décider pour elle-même, quitte à s’exposer au rejet et à la solitude.

Car, privées de droits politiques et souvent économiquement dépendantes, les femmes doivent négocier leur place avec prudence et garder pour elles leurs opinions et leurs désirs. La mise en scène de Marie-Elsa Sgualdo épouse cette progression avec une délicatesse sensible : sobre, sensorielle, attentive aux silences et aux regards, elle refuse l’emphase pour mieux capter la puissance contenue d’une révolte intime. Chaque plan semble traversé par une colère rentrée, une tension sourde qui affleure dans le moindre geste ou frémissement du visage de son héroïne. Ce n’est pas un féminisme flamboyant, mais un féminisme incarné, ancré dans la chair et la douleur, qui transforme la violence subie en force de résilience et en énergie vitale, vers un empouvoirement qui se libère enfin dans son ultime séquence.

Il faut saluer la performance admirable de Lila Gueneau, révélation éclatante, qui confère à Emma une force fragile et une intensité rageuse. Entourée de comédiens confirmés comme Grégoire Colin et Thomas Doret, elle impose une présence magnétique qui transcende le récit.

Conjuguant contexte historique et résistance sororale, À bras-le-corps s’impose comme l’une des révélations incontournables de cette 82ᵉ Mostra de Venise, dans le sillage de L’Événement et Vermiglio. Marie-Elsa Sgualdo y inscrit sa voix avec une force et une justesse qui ne demandent qu’à résonner bien au-delà du festival.

Bande-annonce

De Marie-Elsa Sgualdo


Mostra de Venise 2025 – Spotlight