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ORANGE MÉCANIQUE

Alex est un chef de bande violent et sadique. Trahi, il est utilisé comme cobaye par des psychanalystes pour étudier la nature de la criminalité.

L’art et la morale.

Orange Mécanique a toujours eu un goût d’interdit et de perversion morale, un objet infâme qui devait être vu en cachette la nuit, pour ne pas éveiller la consternation des parents. Car en effet, j’avais quinze ans lorsque le roman d’Anthony Burgess m’est tombé entre les mains, et presque simultanément, lorsque j’ai vu l’adaptation de Stanley Kubrick. Le travail du langage, la violence du propos ainsi que tous les questionnements politiques et philosophiques n’ont jamais cessé de me hanter, et m’ont toujours accompagnée dans ma construction personnelle. Pourtant, le titre seul d’Orange Mécanique provoque des réactions scandalisées. Du roman, mais surtout de l’adaptation cinématographique de Kubrick, dont l’on ne retient que sa première partie : viol, meurtre, séquestrations, et tabassage de SDF. Orange Mécanique ferait l’apologie de la violence. Car pour beaucoup, montrer la violence, c’est cautionner.

Pas étonnant que Kubrick lui-même ait du interdit sa diffusion en Grande-Bretagne pendant 27 ans. Le film fait polémique à sa sortie, le réalisateur reçoit des lettres de protestations, voire de menaces. On l’accuse de faire dans la provocation gratuite, d’esthétiser la violence et, ainsi, de la légitimer. Comme on accuse les jeux vidéos de rendre violent, on craint que le film n’inspire des faits réels. Les journaux s’emparent du phénomène : de nombreux faits divers se seraient inspirés des méfaits d’Alex et de ses droogs. Et si aujourd’hui, Orange Mécanique s’est inscrit dans la culture pop, le film continue de traîner une réputation sulfureuse derrière lui.

Barrière de la langue

Un roman comme Orange Mécanique paraît inadaptable à l’écran, et pour cause : Anthony Burgess a su créer dans son œuvre une langue nouvelle, le nadsat, mélange de jargon anglais et slave. La force du récit tient d’ailleurs de son langage et de sa narration à la première personne dont découle forcément une remise en cause de la confiance du narrateur par le spectateur. L’intelligence du métrage de Kubrick tient du fait que le film interroge son propre vocabulaire cinématographique, et n’est pas une transposition littérale de l’œuvre.

Le film débute par une première partie qui a longuement fait parler d’elle, peut-être par incompréhension. En effet, tout laisse supposer à une farce, sensée faire rire : les déguisements des protagonistes, affublés de masques ridicules, ou encore la présence de Singing in the rain semblent esthétiser la violence dépeinte à l’écran. Sur fond de «  Ludwig Van » Beethoven, on assiste à des scènes de viols et autres atrocités, qui ne fait que renforcer les critiques négatives à l’encontre de Kubrick et du cinéma « auteurisant » pervers pouvant se permettre de montrer les pires horreurs à l’écran. Un parti pris aussi radical n’a pourtant rien d’anodin, surtout chez un réalisateur aussi minutieux que Kubrick. On peut y lire deux interprétations. La surenchère volontairement grotesque de violence est vue à travers le regard d’Alex. Puisque la narration est intradiégétique, à savoir interne au point de vue d’Alex, les scènes décrites à l’écran ne peuvent qu’aller en faveur de ses idéaux. Si l’ultra-violence est montrée comme carnavalesque, c’est parce qu’elle l’est pour son personnage qui ne la considère que comme un amusement.

Orange mécanique
L’autre interprétation demande de se pencher sur la deuxième partie du film, celle du traitement Ludovico. Alex devient le cobaye du gouvernement qui chercher à éradiquer toute violence en lui, en le forçant à ingurgiter des films atroces. Il devient alors spectateur forcé de voir toute l’horreur qui se présente à lui, enfoncé dans son siège de cinéma, incapable de détourner les yeux. Devant lui se joue des scènes de massacres, d’archives de la guerre ou de tabassage sur fond de Beethoven, duquel il va finir par être malade.

Une question émerge : et si le spectateur était lui-même victime inconsciente du traitement Ludovico ? Les images de la première partie suscitent terreur et dégoût, par l’horreur qu’elles inspirent, le tout sur… du Beethoven. Le ou la spectateur.ice devient alors cobaye du film : engoncé dans son siège, la fascination morbide empêche de regarder ailleurs face au spectacle terrible qui se joue sous ses yeux. Le film interroge alors sur notre rapport à la violence, qui trouve une résonance étrange à l’heure actuelle où la violence, les morts et le sang envahissent nos écrans pendant le repas.

Là où l’oeuvre de Burgess était une œuvre d’anticipation qui dépeignait une société futuriste pas si éloignée, celle de Kubrick paraît plus proche que jamais.

Violence institutionnelle

Orange Mécanique, roman comme long-métrage, a longuement été analysé comme étant une satire terrible des dérives du gouvernement, quasi-totalitaire, ainsi que de l’anéantissement du libre-arbitre. Mais là où le film passionne, c’est dans sa forme plutôt que sur son fond. Le film entier entretient un lien étroit avec le théâtre. On note une omniprésence de la scène, où s’y déroule des événements quasi antithétiques. Une tentative de viol par une bande adverse à celle d’Alex a lieu sur scène. C’est un théâtre macabre, qui vire soudainement à la farce lorsqu’Alex et ses droogs font leur entrée. La scène débute avec un quiproquo, moteur même de la farce, dans laquelle Alex joue le rôle d’un accidenté pour gagner la confiance de sa future victime. Affublés de chapeaux melon et de masques grossiers, la scène endosse toutes les caractéristiques de la farce bouffonne mais suscite davantage le malaise que le rire, et n’a ici rien de cathartique car elle semble gratuite.

Orange mécanique

Cette confusion des genres trouve une réponse plus loin dans le film, lorsque le traitement Ludovico est achevé. Alex est montré sur scène, comme une bête de foire, aux différents membres du gouvernement. Il doit alors exécuter sa performance : se montrer docile, craintif et surtout annihilé de tout choix moral, sous la standing-ovation du public politique. La pièce remporte un franc succès et prouve bien l’assouvissement de ses citoyen.nes. Ils et elles ne sont que des acteur.ices manipulables à souhait par le gouvernement, qui décident de leur sort à leur guise. La violence est ici institutionnelle : le gouvernement décide des choix de chacun.e, devenu.es de véritables marionnettes lobotomisées.

Alex et la culture du viol

L’ultra-violence d’Orange Mécanique a longtemps été considérée à tort comme purement gratuite, et misogyne. Et on est en droit de se poser la question dès la scène d’ouverture : Alex et sa bande boivent un verre dans un bar où les tables sont des mannequins fémins et où l’on se sert à boire du sein d’une femme. Les figures féminines sont réduites à des objets dont l’on dispose à sa guise, qu’on viole, séquestre et tue. Elles ne sont rien d’autres que des corps présents pour assouvir les pulsions masculines, des paires de seins qu’on fantasme. Les filles « invitent au viol » par leurs tenues et attitudes provocantes, à travers les yeux d’Alex. Tout laisse à croire que le film porte un regard misogyne et terriblement sexiste sur les femmes. Sauf que. Lorsque l’on analyse le décor, on se rend vite compte de l’omniprésence de la sexualité. Les corps féminins sont réduits à leur sexe et à leurs seins, dans tous les tableaux et statues présentes en arrière-plan. L’art est sexuel. Lors du meurtre de la femme au chat, celle-ci est assassinée par une sculpture de pénis géant. Symbole même d’une masculinité dangereuse et toxique pour la femme, et encouragée par l’art. La présence publique de ces différentes formes d’art rendent légitime cette culture du viol : la société jusque dans ses différentes formes culturelles représentent la femme comme un objet purement sexuel.

Si l’art légitime le viol, c’est bien que la société approuve. Alex, présenté comme bourreau, est pourtant la victime d’une société elle-même ultra violente. Il n’a que 15 ans, et est né dans une société cruelle : son comportement n’est rien d’autre que la preuve de son adaptation aux codes culturels et de son éducation. Difficile à dire si le film est volontairement féministe, il baigne pourtant dans l’émergence des mouvements féministes des années 70 qui introduisent cette idée de culture du viol et dont il parle implicitement.

L’oeuvre de Kubrick n’a jamais cessé de faire parler d’elle, et c’est tant mieux. La richesse de son propos trouve toujours une triste résonance. Et surtout, le film apporte un semblant de réponse à une question plus d’actualité que jamais : l’art doit-il être moral ? Peut-être pas, surtout lorsque celui-ci n’est que le reflet d’une société elle-même immorale, et nous pousse frontalement à la remettre en question.




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