le cinéma est-il mort ?

LE CINEMA EST-IL MORT ? | L’édito de la rédaction

Dans une année où près de cinq mois d’exploitation ont été empêchés pour cause de catastrophe sanitaire et de principe de précaution touchant particulièrement le domaine culturel, on ne cesse d’entendre des bruits inquiétants. Le cinéma serait-il en danger ou, pire, dans une métastase où les plateformes de streaming joueraient le rôle d’une estocade inévitable et presque salvatrice ?

Pourtant, il nous apparaît des raisons éloquentes de penser le contraire, la richesse de l’expérience collective n’ayant pas du tout abdiqué face à une adversité qui rêve de la condamner aux musées et cinémathèques. Non, le cinéma en salle n’a pas disparu en 2020, et il nous semble important de rappeler que, même en ces temps de crise et d’empêchement, nous avons vibré, rêvé, ri et pleuré, frissonné par le biais de cette expérience unique qui ne saurait être remplacée par l’individualisme et les considérations ultra-libérales.

Au-delà d’Hollywood…

Drunk
La première idée récurrente fut d’affirmer qu’il n’y avait rien à l’affiche lors des mois d’ouvertures de cette année particulière. Ce constat alarmiste provenait sans doute de la disparition du cinéma étasunien de grand spectacle, qui s’est vite replié pour privilégier un autre calendrier et un autre mode d’exploitation, ne voulant pas sacrifier ses grosses franchises à un public jugé clairsemé. En effet, l’été n’a pas eu son cortège de blockbusters, le seul Tenet de Christopher Nolan osant se montrer après plusieurs tergiversations et reports. Ces locomotives grand public ont bien déserté, et l’effet de cette fuite s’est durement ressentie en termes d’entrées pour les exploitants. La conséquence fut l’apparition de plus de fenêtres pour le cinéma indépendant, d’art et essai, et notamment pour le cinéma français, ainsi que pour tous ces films soutenus par le système de financement reposant sur le CNC et son modèle vertueux de redistribution des entrées.

Ainsi, et malgré les nombreuses incertitudes propres à un moment où il fut impossible de se projeter sur plusieurs mois, les distributeurs nationaux ont déversé une multitude de films qui ont permis non seulement aux salles de continuer à exister mais, au-delà, ont fait briller le cinéma par le biais de films courageux, créatifs et exceptionnels. Josep, réalisé par l’illustrateur Aurel, a ainsi rallié plus de 150 000 spectateurs, cela au moment même où le ciel s’obscurcissait alors que l’imminence d’une fermeture s’approchait de nouveau. L’envie et le besoin de cinéma se sont exprimés en force par le biais de ce type d’œuvres exigeantes, sensibles, à la forme unique et splendide.

Certains films furent des phares dans cette nuit que nous imposent les pouvoirs politiques. On pense à Mignonnes de Maimouna Doucouré, dénonciation du regard sexualisant sur de très jeunes filles, à Drunk de Thomas Vinterberg qui célèbre la vie et les instants de camaraderie à une époque où se rassembler devient prohibé, ou encore à Garçon chiffon de Nicolas Maury, film d’une générosité folle qui n’a pu avoir plus de deux jours d’exploitation, sans savoir s’il pourra de nouveau exister dans son format d’origine. On ne peut tous les citer, mais on pense très fort à ces long-métrages qui ont fait vivre la diversité sur grand écran, avec outre ceux déjà cités, Cancion sin Nombre de Melina Léon, Ema de Pablo Larrain, The Crossing de Bai Xue, Malmkrog de Cristi Puiu ou la comédie bienvenue que fut Antoinette dans les Cévennes de Caroline Vignal.

Si le monde tombe en ruine, les derniers mots de l’humanité résident dans le cinéma

Le cinéma est mort. Une sentence macabre que l’on se complaît à répéter, et qui nous défait de toute responsabilité. Mais la mort de quoi, au juste ? De l’expérience, du lieu, de l’art ou du divertissement, ou tout à la fois; on ne sait pas vraiment, mais on se délecte d’une phrase alarmante qui ne trouve aucun sens. La mort hante l’année 2020, mais pas forcément là où on aimerait la voir. Elle est là, dans les lits d’hôpitaux saturés, dans les lois liberticides, dans les images de violences policières, dans le réchauffement climatique. Mais le cinéma, lui, est bien vivant. Protéiforme, différent, mais toujours présent. Sans doute parce qu’il nous aide à appréhender la réalité qui se morcelle sous nos yeux. Sans doute, aussi, parce qu’il nous aide à la surmonter. Tout peut changer, lorsque Adèle Haenel se lève et quitte la salle Pleyel face au César de la Honte. “Vous y arriverez”, écrivait Juan Solanas à la fin de son documentaire : six mois plus tard, ces Femmes d’Argentine obtiennent la légalisation de l’avortement. Le cinéma y est pour rien, mais le miroir tendu sur notre monde inspire, inquiète et réveille.

L’ultime refuge

Last words
On ne tire rien de ce discours fataliste. On se vautre dans la caricature, clamant que les grands méchants (Netflix, Amazon, Disney, Warner) ont gagné le combat, et on abandonne. Dire que le cinéma est mort, c’est ne plus rien tenter pour le sauver. C’est croire que tout est perdu, quand justement, il est encore temps d’y remédier. 2075 ou 2020, Jonathan Nossiter avait raison dans son film Last Words : si le monde tombe en ruine, les derniers mots de l’humanité résident dans le cinéma. Devant, mais surtout de l’autre côté de l’écran. Parce qu’il raconte le réel, mais aussi parce qu’il restaure le monde dans ce qu’il a de meilleur. Qui n’a jamais vécu cette excitation silencieuse, ce bouillonnement d’émotions, ce frémissement qui parcourt une salle entière et qui rassemble une foule d’inconnus ? Même derrière un masque, la salle de cinéma réveille les émotions les plus brutes. Lieu essentiel pour se reconnecter à soi et aux autres.

Pourtant, dans la morosité de cette année, le cinéma – et la culture – deviennent l’ultime refuge. Et cette année, quoiqu’on en dise, le cinéma n’est pas mort. La richesse de la programmation, certes maltraitée par la fermeture des salles à répétition, n’est plus à démontrer. Le cinéma est un puits d’histoires, de rêves et de réalités, plus que jamais nécessaire dans un monde où les fins heureuses se font rares. Et même chez soi, quand tout semble terminé, on parvient à se réunir. 1 375 000 téléspectateur.ice.s ont suivi le très beau Petite Fille sur Arte. Une question subsiste, où étiez-vous quand il fallait sauver le cinéma ?

La rédaction




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