JOACHIM TRIER | Interview
À l’occasion de la sortie de Valeur sentimentale, son nouveau long métrage récompensé du Grand Prix à Cannes, nous avons retrouvé le cinéaste norvégien Joachim Trier à Paris pour une conversation spontanée, ample et intime. De Bo Widerberg à Joan Didion, du poids des héritages familiaux aux choix de mise en scène, en passant par sa complicité avec Eskil Vogt, ses acteurs fétiches ou son rapport à la comédie, Trier revient sur ce film mosaïque, où se mêlent mémoire, deuil, fiction, et un regard profondément humain sur le désordre des liens.
« Valeur sentimentale explore comment la mémoire et le deuil façonnent nos liens familiaux »
Votre filmographie est souvent comparée à celle d’Ingmar Bergman, pourtant votre œuvre pourrait être tout aussi proche de celle de Bo Widerberg (pour citer un autre cinéaste nordique), notamment par sa chaleur et son souci du détail. Diriez-vous qu’il y a une influence consciente, ou non, dans Valeur sentimentale ?
Joachim Trier : Je n’y réfléchis pas trop consciemment, alors je dois faire un pas de côté et m’introspecter, ce qui est toujours difficile, mais votre suggestion est sûrement pertinente. Je pense aussi à un troisième maître du cinéma suédois, Jan Troell. Il est peut-être moins connu ici. Il est très tactile. Certains prennent cela pour du documentarisme, mais ce n’est pas le cas. C’est plus poétique. Ses premiers films sont presque influencés par Tarkovski ou l’Europe de l’Est. Je pense aussi que c’est un humaniste. Il recherche toujours le bon côté des gens, et la tristesse de ne pas le trouver, alors que Bergman, je pense, est plus à l’aise dans la dévastation du manque de communication.
Bien sûr, je suis très inspiré par la curiosité impitoyable de Bergman face à l’impossibilité de l’intimité. Il est le meilleur en la matière. Il utilise les gros plans pour nous montrer à quel point on est proche, mais si loin. C’est fantastique, mais je n’essaie jamais de copier Bergman. Les grands maîtres, on ne peut pas les copier. Pour ce film, j’ai beaucoup regardé Ozu. Comme je m’intéresse à la fin du printemps, il y a une répétition de l’entrée de la maison dans Tokyo Story, cette façon de toujours regarder la personne de la famille qui écoute plutôt que celle qui parle. Mais je n’imiterais jamais son style. C’est impossible. Il se situe tout en haut. Ensuite, je peux regarder La Dolce Vita et m’amuser sur la plage de Deauville. Mais si je m’approche trop, ça devient ridicule.
C’est plutôt que Gustav (le personnage du père – ndr) a probablement vu ça et il vit ça dans sa tête. C’est comme ça qu’il se comporte. Mais ce n’est pas que je veuille le copier. J’ai dû faire de fausses séquences de Gustav Borg, comme celle dans le train, la fin d’Anna, qui est très amusante. C’est une Pranza Kahn avec un train en marche et un enfant qui pleure. Je me suis demandé comment être Gustav Borg, cet autre cinéaste ? Il est censé être bien meilleur que moi. C’est très amusant. Et puis, bien sûr, c’est très influencé par une esthétique plus est-européenne, comme Tarkovski ou Béla Tarr, ou quelque chose comme ça. Mais au final, le lieu, les gens, avec Casper, le directeur de la photographie, essayons simplement de trouver ce qui nous intéresse sur le moment, c’est le style. Il ne s’agit pas d’imiter délibérément. C’est la première fois qu’on recréait le style de quelqu’un d’autre en tournage… C’était amusant. Il y a beaucoup de choses, comme dans tout film, qui disparaissent au montage. J’ai une superbe prise, une autre prise d’Anna que je devrais mettre en bonus. J’en suis très fier. Mais c’était trop long pour le film.
Votre film pourrait être votre portrait de famille, qui pourrait lui aussi s’appeler Back Home. La situation est très similaire : une mère décédée, deux frères au lieu de deux sœurs, et un père (très différent). Comment passez-vous d’un film à l’autre et faites-vous des liens entre eux ? Et comment progressez-vous dans l’écriture et dans votre collaboration créative avec votre ami et co-scénariste Eskil Vogt ?
C’est très difficile de te répondre, mais je peux essayer. Parce que Back Home est un film dont je suis extrêmement fier, même s’il n’a pas forcément eu l’accueil que j’espérais. Peut-être qu’à certains endroits dans le monde, peut-être en France notamment, Oslo, 31 août a aussi été perçu comme un film qui n’a peut-être pas eu la chance qu’il méritait. Celui-là n’était pas en compétition principale. Il y a eu toutes ces discussions qui n’avaient vraiment rien à voir avec moi, mais je suis juste reconnaissant que les gens apprécient mon film. Quand j’ai présenté Back Home à Cannes, on s’attendait à ce que je propose quelque chose de similaire. Ils ont comparé les deux. De tous mes films, c’est peut-être celui qui n’a pas eu sa chance. Et c’est aussi le film qui, au fil des années, fait que la plupart des gens viennent me voir plus tard, quand il passe à la télévision, et me disent : « Tiens, je ne l’ai jamais vu parce qu’on m’a dit qu’il n’était pas terrible. En fait, il est vraiment bon. » (rires)

Renate Reinsve et Inga Ibsdotter Lilleaas
Pour revenir à votre question, je crois que Valeur sentimentale est une histoire de deuil, en quelque sorte, et qu’il parle davantage de pardon, de consolation. De la façon dont une famille trouve d’autres moyens de communiquer. Alors que Back home était presque plus avancé théoriquement, d’une certaine manière. Mais c’est difficile de les comparer davantage, car ce sont deux histoires différentes.
La principale différence, qui est évidente comme vous l’avez souligné, se situe au niveau des deux personnages paternels. Dans Valeur sentimentale, Gustav Borg est un patriarche plus classique, plus narcissique et manipulateur, tandis que le personnage de Gabriel Byrne, dans Back home, me semble très doux et gentil, mais il est aussi faible et rencontre des difficultés à communiquer avec ses enfants. Je crois que c’est une question universelle qui m’intrigue.
Valeur sentimentale est une histoire de deuil, mais ça parle davantage de pardon et de consolation.
Valeur Sentimentale traite certainement de la façon de survivre aux tentations de la société. Sur le plan formel, le film adopte une forme très soignée, presque jolie, qui contraste avec des thématiques très tristes. Est-ce que vous aimez chercher cette beauté dans la façon dont les humains s’efforcent de trouver un moyen de faire face, de gérer leurs problèmes personnels…
Je prends ça comme un compliment. Je m’intéresse à la dichotomie entre l’absurdité et la beauté. L’exemple le plus frappant est peut-être Oslo, 31 août, qui est peut-être le film le plus triste que j’aie jamais réalisé. Il parle aussi de cicatrices cachées, dans un monde qui est beau. Pourquoi ne sommes-nous pas plus heureux ? Pourquoi ne sommes-nous pas plus connectés ? C’est la vieille blague de Woody Allen dans Annie Hall. Les deux femmes mangent au restaurant. Elle dit : « La nourriture ici est horrible. » Et son amie répond : « Oui, les portions sont tellement petites.» Je crois que c’est ma vision de la vie. C’est compliqué, mais c’est vrai que nous en voulons davantage. Nous aspirons à la beauté et à la joie. Tout cela fait partie de la condition humaine.
Dans le récit de Valeur sentimentale, ce qui surprend et s’avère particulièrement intéressant, c’est l’absence de jalousie entre les personnages, entre l’actrice qu’incarne Elle Fanning et son alter-ego Nora, jouée par Renate Reinsve, évidemment, mais aussi entre les deux sœurs, dont l’une est une artiste qui n’est pas aussi épanouie qu’on pourrait le croire, sans qu’elle n’en ressente forcément la frustration attendue. Comment avez-vous envisagé l’absence de cette jalousie qu’on pourrait s’attendre à voir s’exprimer à l’écran ?
Je pense que c’est peut-être parce qu’elles sont aux prises avec d’autres problèmes… Je trouve étrange que Nora, la sœur aînée, éprouve un peu de mépris pour la vie de sa cadette, plutôt que de la jalousie. Elle ne les admire pas consciemment. Elle méprise davantage la vie de famille bourgeoise et ennuyeuse, son mari et tout ça. Elle en plaisante tout le temps. Mais elle est ambivalente, car elle aspire aussi à la même chose, mais dans sa version, elle ne sait pas comment y parvenir. Et je pense qu’Inga se sent terriblement accablée par la responsabilité du malheur de sa soeur. Et c’est cette différence qui crée ce vide, plutôt que la jalousie de vouloir ce que les autres ont. Mais on pourrait se demander, inconsciemment, si on veut l’analyser d’un point de vue psychologique, s’il y a peut-être une jalousie plus profonde, envers l’expérience de la bénédiction du père envers sa< petite soeur et ce qu’elle a fait avec quand elle était enfant, mais aussi de l’admiration et de l’envie de la sœur cadette envers la liberté, la passion et le drame de la vie passionnante d’actrice de sa grande sœur. Mais elles ne veulent pas présenter cela comme un conflit. C’est un choix.
Je m’intéresse à la dichotomie entre l’absurdité et la beauté… C’est compliqué, mais c’est vrai que nous en voulons davantage. Nous aspirons à la beauté et à la joie.
C’est une belle façon de le dire, car en tant que spectateurs, on pourrait s’y attendre et c’est agréable de l’éviter.
Avec Eskil (Vogt), on essaie différentes versions de la direction que les choses pourraient prendre. C’est aussi certainement une question de goût que l’on partage. On appelle ça une diversion. En passant par le récit, on pense que telle chose va se produire, et c’est intentionnel de la part du narrateur, mais ensuite, quelque chose d’autre se produit. Et parfois, ces choses se produisent de manière négative. Par exemple, certains m’ont dit qu’ils pensaient que la petite sœur Agnès, finirait par obtenir le rôle à la fin. D’autres ont pensé qu’elle allait peut-être jouer le rôle de Rachel, car ce n’était pas mon intention. Mais pendant le montage, j’ai discuté avec des gens, et certains m’ont dit que ce ne serait pas forcément une mauvaise idée. Les gens peuvent le ressentir un instant, puis autre chose se produit. C’est normal. Il s’agit de susciter la curiosité et l’interprétation du public afin que, tout au long du film, toutes les possibilités soient intéressantes.
Le pire, ce serait qu’à la moitié du film le public puisse deviner comment ça va évoluer et je trouve que ce serait dramatique. Il faut garder son film vivant, imprévisible. Parce que la vie l’est. Vous avez peut-être eu peur en voyant l’affiche, en vous disant : « Oh non, ils vont se disputer pour savoir qui a reçu le plus d’amour de leur père. » Vous pouvez imaginer ça dans un tel film, ou imaginer une scène où on ne l’a pas, où Agnès pourrait être un très bon choix de casting.
Agnès pourrait effectivement être un très bon choix…
Ce qui m’intéresse avec ce personnage et l’histoire qu’on a voulu raconter, c’est qu’elle voit que c’est sa sœur aînée qui est au cœur de ce qui permet de réaliser ce film. C’était en fait le concept de Valeur sentimentale. Agnès était actrice quand elle était enfant, et peut-être est-elle aussi douée que sa sœur. Et tout cela est aussi vivant dans la possibilité d’interprétation. Il fallait que ce soit présent dans le film et que je ne le coupe pas, cela devait rester une possibilité.
Quand j’étais jeune, je regardais tellement de films, trois par jour, que je m’endormais parfois. On s’endort et on rêve d’un meilleur film que celui qu’on voit. Et tous tes amis te disent que c’était nul, et tu n’as pas eu la même expérience. Il arrive, dans une certaine mesure, qu’on imagine un film avec le film. En tant que cinéaste, je devais être conscient de cela, il faut te laisser une marge de manœuvre.
À partir de Thelma, qui a été le point de bascule dans votre filmographie, vos récits se sont focalisés davantage autour de personnages principaux féminins. Sauriez-vous dire pourquoi ?
Je ne sais pas. J’ai peut-être eu envie de travailler avec des acteurs différents. J’ai inventé des histoires différentes. Mais c’est intéressant de regarder Anders Danielsen Lie dans Oslo, 31 août et Julie en 12 chapitres : ils sont assez similaires dans leur portée existentielle, mais ils sont aussi très différents en tant que personnages. Ce n’était pas un choix très conscient.

Renate Reinsve et Anders Danielsen Lie
Le titre Valeur sentimentale est évidemment lié au fait que les personnages ont une valeur sentimentale, que ce soit dans les murs ou les objets. Mais encore une fois, en tant que spectateurs, lorsque nous revoyons Renate et encore plus Anders dans vos films, nous projetons également des souvenirs de nous-mêmes dans les personnages. D’une autre manière, nous abordons la valeur sentimentale avec eux. Souhaitiez-vous jouer avec ça ?
C’est mieux que vous le disiez, mais j’en suis conscient. Il y a énormément de choses dans ce nouveau film qui, consciemment et inconsciemment, jouent sur les travaux précédents que j’ai réalisés avec mon équipe. Mais je pense que c’est un bon point de départ, c’est là que vous intervenez, en tant que critiques de cinéma. Je trouve cela intéressant. Parce que j’ai ressenti dès le début, avec Anders et maintenant Renate, qu’ils vieillissent et que le temps passe. Le paradoxe de la mémoire, dans la vie comme au cinéma, c’est qu’être parent exige de couper court aux traumatismes du passé, d’oublier ou de pardonner. Mais on doit aussi à ses enfants de raconter des histoires, de saisir le temps et de le nourrir comme un rêve éternel, un souvenir éternel.
J’étais là avec Anders ce jour-là, et on a filmé le film, et vous pouvez le voir maintenant, mais en le regardant, on ressent aussi terriblement l’absence de ce temps et sa distance. C’est donc un paradoxe absolu, et travailler avec les mêmes acteurs, c’est un jeu qui se joue hors de mon contrôle, et qui, je l’espère, vous parlera de lui quand il reviendra. Au moins, dans ce film, je ne le tue pas. (rires)
Le film soulève également une question centrale sur la fiction et la réalité. Pensez-vous qu’on puisse réparer les liens familiaux brisés en les reconstituant, en les mettant en scène sous forme de fiction ? Croyez-vous personnellement que la fiction puisse aider un écrivain, un réalisateur ou un artiste ? Pensez-vous qu’il est préférable ou qu’il y a un risque de rouvrir des blessures ?
Je n’ai pas peur de rouvrir des blessures. Je crois en la psychanalyse. Je crois en la thérapie. Je crois au dialogue. Si c’est fait avec tendresse et respect, et que cela doit être porté par la personne qui a besoin de résoudre ses problèmes, et non par quelqu’un d’autre. C’est pareil en art. Je pense que si quelque chose surgit, c’est là. Il faut donc l’accepter et le gérer. Je pense que l’art, dans mon cas, et je travaille avec Eskil et nous sommes de très bons amis, c’est presque comme si des choses apparaissaient et qu’il fallait les gérer. L’art a un but clair. C’est ça, l’art. C’est sans but, mais en même temps, c’est quelque chose que nous faisons toujours. Les humains le font toujours. Les enfants chantent, dessinent, dansent, mentent et inventent des histoires.
Le paradoxe de la mémoire, c’est qu’être parent exige de couper court aux traumatismes du passé, d’oublier ou de pardonner. Mais on doit aussi à ses enfants de raconter des histoires, de saisir le temps et de le nourrir comme un souvenir éternel.
Je pense à cette citation de l’écrivaine américaine Joan Didion : « Nous racontons des histoires pour survivre ». Nous sommes des êtres humains truqués par notre narration. Nous devons comprendre et offrir un espace de réflexion sur le fonctionnement de la mémoire, du temps, de l’ordre et du désordre des choses. C’est un enjeu crucial pour moi. Je trouve cette question très intéressante. Je ne connais pas vraiment la réponse, mais je ne pense pas que ce soit simple. Je ne pense pas que ce soit comme faire un film sur quelque chose et que ça s’arrête, mais je me laisse être le témoin d’un thème ou de certaines expériences de ma vie, je vous raconte une histoire et j’espère que cela améliore les choses ou crée un lien, que je me connecte à vous et que vous vous connectez à moi, et c’est toute la beauté de la chose.
C’est tout. Et comme le dit Buñuel, «on fait des films pour ses amis », mais on ne les connaît peut-être pas tous. C’est mon rêve de pouvoir communiquer quelque chose qui ait du sens pour quelqu’un, et que ce soit un lieu où exister, où créer. Pour moi, la société est un lieu où exister. Je le fais et je n’ai rien d’autre à faire.
C’est intéressant que vous repreniez cette citation de Buñuel, puisqu’en l’occurence c’est ce que vous faites : vous écrivez vos films avec Eskil Vogt, vous avez écrit le personnage de Julie pour Renate Reinsve, qui nous confiait que l’idée avait germé à partir de discussions que vous aviez sur la vie à un certain moment dans la trentaine, vos relations avec vos amis, l’injonction à devenir parent, les ruptures…
J’aime les films, j’aime les films de Woody Allen, Bergman et un peu comme chez Eric Rohmer, on a l’impression de regarder des cinéastes qui ont une conversation comme si tu étais leur ami et j’aime cette ambiance et parfois ces réalisateurs ne font pas l’artistique masculin musclé avec quelque chose de très solide et impressionnant. Ils sont plus comme s’il fallait s’en f*utre, ont le sens de l’humour, jouent de la musique. J’aime cette ambiance dans le cinéma, je pense qu’à un certain niveau, quand j’étais plus jeune, je rêvais peut-être de devenir une grand artiste, maintenant je suis trop agité et je crois que je veux que les choses se mélangent. Je fais des films avec trois ou quatre ans d’intervalle, donc j’ai aussi beaucoup de musique que je veux partager, j’ai beaucoup de réflexions que je veux explorer, je veux que mes films soient généreux comme une conversation. avec quelqu’un qui est mon idéal et peut-être que d’autres personnes trouvent cela un peu idiot et pas trop sérieux mais pour moi c’est suffisant.
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Eskil Vogt et Joachim Trier, Grand Prix à Cannes pour Valeur sentimentale
Nous avons récemment interviewé vos compatriotes Lilja Ingolfsdottir puis Dag Johan Haugerud (quelques jours plus tôt – ndr), nous évoquions cette vague de cinéastes en Norvège qui reflète ce besoin qu’on ressent de voir des personnages avec lesquels on pourra se connecter, à des histoires simples, pas seulement de montrer et donner des réponses au public, mais de vous faire réfléchir sans vous prendre par la main…
C’est génial, je connais ces deux réalisateurs et je suis très heureux que vous les ayez mentionnés, car ils sont si intelligents, des gens brillants qui racontent des histoires humaines.
Pensez-vous que nous vivons une époque où le monde est vraiment dur nous devons trouver un moyen de faire face, de vivre sans être égoïste mais être gentil aussi et faire face à nos problèmes personnels… Pensez-vous que vos films sont de plus en plus reconnus pour cette raison ?
Si c’est le cas, ce serait formidable.
Dans une interview, vous avez déclaré vouloir inventer et expérimenter de nouvelles formes de cinéma. Dans Valeur sentimentale, de quelles manières avez-vous expérimenté cela ?
De multiples façons, mais peut-être que c’est subtil et que ça n’aura pas de sens. Tout d’abord, j’ai accordé encore plus de place à l’expression émotionnelle des acteurs. J’ai privilégié des moments d’émotion très explicites et je les ai laissés s’exprimer et expérimenter avec des personnes en deuil. Comme ressentir vraiment les choses et voir si on pouvait trouver un moyen de les transmettre. Mais pas en résolvant tout, mais en montrant… C’est presque un portrait familial d’une souffrance singulière. Enfin, il y a de l’amour et une connexion entre les sœurs, mais jusque-là, c’est en fait beaucoup de solitude, de retrait et d’isolement pour tenter de résoudre les choses. Un sentiment de séparation. C’est la première chose.
L’autre est de mélanger différents modes narratifs. L’histoire de Gustav et Rachel et celle de la solitude d’Agnès, c’est en fait une sorte de mélange étrange d’atmosphères. Mais je me sentais assez confiant pour tenter d’en faire un film. Je me suis aussi penché sur toute l’histoire des Archives nationales et le passé de la grand-mère, ce qui est très important pour moi, car je viens d’une famille traumatisée par la guerre. Mon grand-père était résistant pendant la Seconde Guerre mondiale et a été capturé. Pendant des années, j’ai cru que cela ne m’avait pas affecté. Mais cela nous a profondément affectés, ma famille et moi. Un sentiment étrange et inexprimé de chagrin hérité, de culpabilité de survie et peut-être le sentiment de devenir très important pour la génération suivante.
C’est quelque chose que je partage avec beaucoup d’amis juifs, par exemple, qui ont vécu des expériences similaires dans leur famille : on devient soudainement si important parce qu’on est porteur d’espoir, enfant d’une famille profondément déchirée par la guerre. Et je pense que, dans le monde d’aujourd’hui, moi, un Norvégien blanc privilégié de la classe moyenne, j’ai moi-même souffert de la guerre. Je ne dis pas cela pour satisfaire la soif de souffrance des gens. Cela en dit long sur l’effet domino du traumatisme historique. C’est un sujet tellement profond et complexe dans les familles et dans la société. Il faut donc essayer d’intégrer ça à l’histoire sans que ça paraisse détaché. Pour moi, c’est de l’expérimentation. Il s’agit d’essayer de forcer des choses pas évidentes à se fondre dans des histoires humaines. Mais quand vous parlez de forme cinématographique, je ne sais pas. Peut-être que Nouvelle donne est, étrangement, le film le plus osé que j’aie jamais réalisé.
Concernant votre vie personnelle et la façon dont elle a pu influencer le film, il semble qu’il y ait une part de vous dans presque chaque personnage. Votre grand-père était aussi réalisateur. Peut-être que vous êtes en quelque sorte le petit garçon. Et vous êtes évidemment réalisateur, comme Gustav. Vous avez parlé de votre grand-mère, et aussi du fait que vous faisiez peut-être partie d’une famille d’artistes où l’art était à la fois un moyen de communication et un moyen de prendre du recul…
Vous avez tout à fait raison. C’est le thème. Ce n’est pas de me mettre dans la peau de chaque personnage, mais c’est comme dire que je comprends. Je peux comprendre le fait d’être parent et de vouloir un partenaire familial bienveillant. Mais je peux aussi, comme je l’ai ressenti pendant de longues périodes de ma vie, comprendre l’ambition de Nora et comment elle l’a détournée de la création d’un foyer. J’ai traversé ce cheminement d’une certaine manière. C’est donc comme ça qu’on écrit.
Était-ce intentionnel dès l’écriture du scénario ou l’avez-vous découvert plus tôt ?
Un peu des deux, mais je pense que la similitude entre Gustav et Nora m’était très apparente. J’ai commencé à écrire du point de vue des sœurs, pensant que le père était loin de moi. Ensuite, pour en faire un personnage plus intéressant, j’ai fait deux choses. Premièrement, nous avons choisi Stellan Skarsgård, qui est très chaleureux, très généreux, très différent de Gustav. Deuxièmement, je me suis demandé comment j’allais incarner Gustav, pour le rendre humain. On ne peut pas simplement faire un méchant. J’ai donc dû essayer de le comprendre comme un acteur. Il faut aborder le film en essayant d’en trouver des éléments.
Y a-t-il des idées que vous avez trouvées sur scène ou le scénario était-il écrit avec précision ?
C’est toujours les deux. D’abord, on a un scénario, beaucoup de matériel et on planifie. Ensuite, j’imagine des petites choses et je laisse les acteurs se détendre. On répète, on réécrit. C’est un processus continu.
Renate Reinsve et Inga Ibsdotter Lilleaas
Y a-t-il des choses précises, par exemple, que vous avez reçues des acteurs ou de vous-même, mais que vous n’avez pas anticipées sur le plateau ?
Oui, beaucoup de choses. Je pense, par exemple, aux différentes émotions portées dans une même scène et aux acteurs qui les incarnent. La scène où Renate lit un texte vers la fin. C’était censé être sa scène émotionnelle et sa sœur allait la lui donner. Mais ensuite, Inga a eu une réaction émotionnelle si forte que c’est devenu beaucoup plus intéressant. En fait, par amour pour sa sœur, elle ressent tellement de choses. Vous voyez de quelle scène je parle ? La façon dont elle pleure et a honte. C’est aussi une actrice qui ne veut pas priver l’autre acteur de la scène. C’est aussi une sœur qui est tellement émue de la voir. Il y a plein de choses comme ça qui arrivent. Si j’étais un réalisateur vraiment nul, je dirais : « Non, non, non, je veux que ce soit comme ça. » Mais au lieu de ça, il faut rester ouvert et se dire : « Waouh, d’accord, je vais avoir un montage difficile et intéressant, parce que j’ai tellement de choix. » On peut vraiment changer. Le sens de la scène repose toujours sur ce lien.
Mais la façon d’y arriver est assez différente. Il y a plein de choses comme ça. Par exemple, la scène juste après où Renate est sur le lit et sa sœur assise par terre. Je me suis assis à côté de la caméra et j’ai vu qu’Inga était très émue. Je lui ai dit : « Monte dans le lit et serre-la dans tes bras. » Et elle est montée dans le lit et l’a serrée dans ses bras. Et j’ai pleuré, je me suis dit : « Oh m*rde. » Parce que je les ressentais, mais ce n’était pas dans le scénario. Et c’est ça, faire des films. Il faut être éveillé et tenter sa chance. Il suffit de les regarder et de se dire : « Tiens, maintenant je sais ce que c’est. » Et ils le ressentent aussi. C’est génial d’avoir de bons acteurs et de se connaître. C’est ma plus grande joie. C’est comme ça, laisser les choses se produire. Et sachant qu’ils me font suffisamment confiance pour le savoir, ils ne s’arrêtent jamais en disant : « Est-ce que je peux ? » Ils se laissent aller. Parce qu’ils savent que je veux qu’ils essaient quelque chose. Et si quelque chose de stupide arrive, on rit et on recommence vite. Sentir qu’ils peuvent se dépasser et expérimenter. C’est toujours bien.
Avez-vous écrit des scènes qui pourraient expliquer toutes les motivations des personnages ? Et avez-vous décidé de les effacer ?
Oui. Pas toutes les explications, mais beaucoup de choses. C’est ce qu’on fait au montage : on supprime. Je vais vous donner un exemple. Il y a une scène où Rachel va voir Agnès. Parce qu’elle est tellement frustrée par le père. Elle va la voir et lui parle du père. Elle lui demande : « Je dois en savoir plus sur ta grand-mère. » Et Agnès répond : « Je devrais en savoir plus. » Ça motive Agnès à faire des recherches. Et à la fin, elle demande : « Pourquoi as-tu arrêté de jouer ? Tu es tellement douée dans ce domaine. » Et elle répond : « Non, c’est ma sœur qui joue. C’est pour ça qu’elle n’a pas voulu prendre le rôle. » Cette scène que j’ai tournée était bonne. Mais c’est intéressant pour le public de se demander de temps en temps : « Où en sommes-nous maintenant ? Oh, on est aux Archives nationales. Oh, Rachel sait. Mince, elle regarde.» C’est plus excitant. Ça avance.
Ce sont des choix difficiles, mais peut-être que ces choix laissent de l’espace au public…
Exactement. Vous devriez avoir le droit de remplir votre espace et d’avoir tout un film dans la tête entre les images. Sinon, vous n’êtes pas captivé. Si on vous force à le faire, tout devient moins intéressant. C’est aussi pour ça qu’on ne choisit presque jamais de faire appel à un compositeur. On n’impose pas les émotions au public. On le laisse libre. J’essaie de contrepointer un peu ou d’utiliser la musique pour l’abstraction plutôt que pour l’attaque émotionnelle. Vous devriez mentionner Hania Rani, puisqu’on parle de musique. C’était la première fois que je travaillais avec elle. Elle est en train de devenir une grande star. Il y a eu un gros article dans le New York Times, elle a une émission de radio sur la BBC. Elle est polonaise, mais elle a beaucoup travaillé à Berlin et à Londres. Elle a enregistré une partie de notre musique aux studios Abbey Road, qui est un endroit important pour un fan des Beatles. Mon enfance, c’était les Beatles. Hania est une superstar. J’adore sa musique. Elle n’a composé que la musique d’un ou deux films avant celui-ci, je crois. Elle se lance dans le cinéma. Bref, je veux juste le faire savoir. Elle est vraiment intéressante, et elle commence à attirer l’attention, et de manière positive, je pense.
Entre le cadre et le découpage, on peut cacher des choses, insinuer et créer une interprétation absente.
Une dernière question sur la partie comique, votre façon d’écrire, avec une satire douce du cinéma d’auteur européen qui traverse le film. Même si ce n’est jamais amer, jamais pleinement railleur, diriez-vous que vous appréciez cette façon de se moquer, et peut-être même à votre propre niveau de cinéaste ?
Non, il faut y aller. Sinon, ce n’est pas drôle. Même Netflix essaient de faire des bons films. Ils essaient. La seule chose que je dis à propos de Netflix, c’est qu’ils devraient les diffuser sur grand écran. Ce n’est une critique personnelle de Netflix. Mais c’est parfait que Gustav le dise, parce qu’il est d’une autre génération. J’espère avoir trouvé l’équilibre.

Stellan Skarsgård et Renate Reinsve, père et fille à l’écran
Votre film comporte probablement la scène la plus drôle de la dernière édition du festival de Cannes, lorsque l’enfant ouvre ses cadeaux et découvre les DVD que son grand-père lui a offerts…
La réaction était incroyable. Juste avant cette interview, j’ai déjeuné avec Gaspard Noé. Il a vu le film et il a été très généreux. Il a ri aussi. J’ai réalisé à ce moment-là qu’on avait bien rigolé à Cannes. Pendant la projection, je me suis dit : « M*rde, ces deux films ont été présentés en avant-première dans cette salle. » Je me suis dit : « Waouh, c’est un moment cannois pour moi. » Tout le monde riait aux éclats.
Vos films n’ont pas eu les mêmes réactions entre Irreversible et Valeur sentimentale… (rires) Les gens n’ont pas eu les mêmes réactions entre votre film et celui de Gaspard Noé. Vous qui avez des enfants, quels films avez-vous envie de leur faire découvrir ?
On regarde des films. Mais votre question est difficile…
Tant que ce n’est pas Gaspard Noé… (rires)
Non, je suis plus sage que ça (rires). On en regarde tout le temps Totoro. On peut voir ce film plusieurs fois. Je l’adore, c’est un chef-d’œuvre. On a récemment regardé Les Temps modernes. C’est un des films de Chaplin qui convient aux tout petits. C’est vraiment drôle. C’est magnifique. Et je trouve que Mon Oncle est vraiment amusant. Mais il faut s’asseoir avec l’enfant et discuter. Ma fille avait quatre ans. Il y avait une scène un peu ennuyeuse au milieu de Mon Oncle. Je me suis dit : « Attends, ça redeviendra amusant.» Et c’est arrivé. Il faut les élever pour qu’ils aient de l’attention. Parce qu’il y a tellement de divertissements faciles et de trucs médiocres. Il ne faut pas ruiner l’esprit de l’enfant avec toutes ces c*nneries rapides.
En tant que père et réalisateur, ça doit être fascinant d’avoir ce moment de discussion avec les enfants, parce qu’ils sont les spectateurs les plus intransigeants, les plus sincères d’une certaine façon…
Ils sont vraiment sincères dans leurs émotions et leurs réactions. Certains films Pixar sont géniaux. Je pense à Cars, je l’aime beaucoup. La fin est très émouvante. J’ai honte de l’avouer, je l’ai vu plein de fois. J’ai deux filles, mais elles aiment aussi Cars. Ce n’est pas si simple. Toutes les filles aiment La Reine des Neiges.
Vous seriez surpris… Pour avoir travailler quelques années avec des enfants, les histoires de princesses les intéressent beaucoup moins qu’on le pense…
Vraiment ?
Elles s’identifient davantage à des jeunes filles indépendantes, qui se battent, qui ont des épées.
Dans ce cas, j’ai une autre recommandation, je dirais : Fifi brindacier. Oui, c’est la vieille série télé, mais je pense qu’on peut la trouver. Ça date de la fin des années 60, début des années 70. Et ils sont vraiment, vraiment bons. Et c’est comme une série télé, mais en pellicule. Voilà mes suggestions pour les enfants pour l’instant…
(L’interview touche à sa fin…)
C’est la mission d’un réalisateur d’être conscient non seulement de ce qu’il montre, mais aussi de ce qu’il cache. Ce qu’on omet, l’absence. Mais ce sont deux choses. L’une est le cadre, ce qu’on ne montre pas. L’autre est le découpage. Entre les deux, on peut cacher des choses, insinuer et créer une interprétation absente. Vous avez un lectorat qui désire en savoir plus sur le cinéma. Et je pense que c’est un point essentiel à aborder pour sensibiliser le public.






