HOMMAGE : LA PASSION TAVERNIER
De Bertrand Tavernier, on ne fait pas le tour en quelques phrases, maladroitement rédigées sous le coup de l’émotion, quelques jours après l’annonce de sa disparition. Comme nos bras sont trop courts pour embrasser un chêne centenaire, nos mots sont trop pauvres pour circonscrire une vie si ample, une personnalité si riche. Pourtant, nous voulons nous aussi, passionnés de cinéma, dire notre reconnaissance. Nous perdons une boussole, un phare, une locomotive.
Sa verve à transmettre sa passion du cinéma est devenue légendaire au fil d’un infatigable chemin de partage commencé dans les années 60 au ciné-club Nickel Odéon, poursuivi à partir des années 80 à l’Institut Lumière qu’il a porté sur les fonds baptismaux avec Bernard Chardère puis présidé et animé sans discontinuer aux côtés de Thierry Frémaux. Les habitués de la rue du Premier-Film à Lyon, garderont longtemps en mémoire sa longue silhouette qui, les années passant, descendait de plus en plus prudemment les marches qui mènent à la scène de la plus belle salle de France, les mains dans le dos. Il y avait toujours, au début de ses interventions, un fond de timidité que l’enthousiasme débordait rapidement. La machine se mettait alors en branle pour le plus grand plaisir d’une salle qui buvait ses paroles, mélange melliflu d’érudition, d’anecdotes et surtout, de générosité. Bertrand Tavernier était devenu la statue du recommandeur, mémoire vivante et vibrante du cinéma dont il savait, à 13 ans déjà, qu’il serait toute sa vie.
Formidable Tavernier
A l’image de Lyon, sa ville, traversée de ponts (un de ses aïeux, architecte, a construit le pont Wilson) et de traboules, Bertrand Tavernier n’a cessé de circuler entre les chapelles cinéphiles qu’il exécrait, jetant des passerelles entre générations et bandes rivales. Érigeant sa curiosité en viatique, il avait fait de son strabisme un symbole de force, refusant les œillères et le sectarisme. Il n’y avait pas plus communicative que sa fougue tonitruante, à coup de « ffformidable » sortis de sa bouche avec plusieurs f. Tavernier aimait aimer et savait admirer. Les exercices d’admiration auxquels il se livrait lors des remises du Prix Lumière, étaient, d’une part, admirablement composés et d’autres part, déclamés avec autant de ferveur que de sincérité. Puissent-ils être publiés. Ils rejoindraient les «bibles» que sont Amis américains et 50 ans de cinéma américain, bientôt transformé en 100 ans de cinéma américain, qui sera publié à double titre posthume puisque Jean-Pierre Coursodon, complice et co-auteur, est décédé l’an dernier.
Son dernier film, Voyage à travers le cinéma français, constitue une somme qui sonne aujourd’hui comme un testament. A son habitude, il circule avec une agilité déconcertante, entre les courants et les époques, les classiques et les raretés, substituant à l’imbécillité des étiquettes la sûreté de son goût, à la stérilité des réputations, la patience des arguments.
26 longs métrages dessinent une filmographie où documentaires et fictions se répondent. Une œuvre populaire qui échappe à tout enfermement. La variété des auteurs adaptés (Simenon, Bost, Thompson, Vercel, Lee Burke, Madame de Lafayette), la pluralité des territoires arpentés (Lyon bien sûr, la province beaucoup, l’Afrique, l’Écosse, le Cambodge, la Louisiane) n’en finissent pas de brouiller les pistes que seul l’inextinguible appétit de découverte peut expliquer. Pourtant de souterraines lignes de force peuvent se lire en filigrane : les individualités qui tiennent par conviction face à l’impéritie et l’absurdité des institutions (L 627, Ça commence aujourd’hui, La Vie et rien d’autre), la famille et la relation au père (L’Horloger de Saint-Paul, Un dimanche à la campagne, La Passion Béatrice, Daddy Nostalgie, La Princesse de Montpensier), la violence (Le Juge et l’assassin, Coup de torchon, L’Appât, La Guerre sans nom, Capitaine Conan, Dans la brume électrique), le pouvoir (Que la fête commence, Laissez-passer, Quai d’Orsay), ou la création (Un dimanche à la campagne, Autour de minuit, Laissez-passer). Une filmographie jalonnée de reconstitutions historiques rigoureuses, tous genres confondus, la farce, l’épopée, le drame… En miroir de l’ouverture d’esprit de l’homme, l’œuvre du metteur en scène n’est réductible à aucune case.
De Philippe Noiret à Philippe Torreton, de Sabine Azéma à Isabelle Huppert, les plus grands acteurs et les plus grandes actrices du cinéma français ont trouvé chez Tavernier parmi leurs plus beaux rôles. Tavernier, s’inscrivant dans la grande tradition classique, a écrit également de superbes seconds rôles, pour Christine Pascal, François Perrot, Mary Steenburgen ou Niels Arestrup.
Au moment de saluer Bertrand Tavernier, c’est une extrême gratitude qui nous étreint. Il alimentait notre désir de cinéma, peuplait de sa présence tutélaire notre incoercible passion. Qu’il s’éclipse alors que les salles sont fermées ajoute une forme d’injustice à la tristesse.
Non, je n’avais rien de mieux à faire cette fin d’après-midi. pic.twitter.com/P0j9HyS0zA
— Fx Thuaud (@FxThuaud) March 25, 2021