Une famille

UNE FAMILLE

L’écrivaine Christine Angot est invitée pour des raisons professionnelles à Strasbourg, où son père a vécu jusqu’à sa mort en 1999. C’est la ville où elle l’a rencontré pour la première fois à treize ans, et où il a commencé à la violer. Sa femme et ses enfants y vivent toujours. Angot prend une caméra, et frappe aux portes de la famille.

Critique du film

Christine Angot est une romancière connue et reconnue depuis près de vingt-cinq ans. À travers son œuvre pléthorique, plus de vingt livres publiés depuis 1990, elle n’a cessé de raconter son histoire, l’inceste subi depuis ses treize ans par son père, cet inconnu qu’elle n’avait encore jamais rencontré. Ce premier film est donc une prolongation de cette œuvre littéraire, dans une forme documentaire qui, dès les premiers plans, donne une voix, un visage et une énergie très surprenante à une autrice qu’on croyait connaître. On y découvre une volonté et une colère intactes, qui la poussent à confronter les différents protagonistes majeurs de sa vie. Ces confrontations, parfois violentes, toujours désarmantes de sincérité, déroulent un fil narratif très bien construit qu’on pourrait sous-titrer par deux mots : « violence » et « solitude ».

La première rencontre a lieu à Strasbourg, la ville où son père a vécu jusqu’à sa mort en 1999. Accompagnée de son équipe de tournage, notamment par Caroline Champetier, célèbre chef-opératrice notamment chez Arnaud Desplechin, elle va retrouver le quartier où il vécut avec sa femme et ses deux autres enfants. Sa belle-mère ouvre sa porte, mais refuse de laisser entrer l’équipe. Angot se dresse alors et force la porte à s’ouvrir pour les laisser entrer. Les mots sont forts, elle a besoin de ses proches, elle ne veut plus être seule face à celle qui a participé à sa souffrance, aux cotés de son bourreau. La discussion est âpre, la vieille femme se refusant à accepter les reproches qui lui sont faits. Elle se devait de croire aux paroles de celui qui fut « l’homme de sa vie ». La force de passage, outre l’évidence de la situation, est comprise dans la volonté de Christine Angot de ne pas laisser passer la moindre facilité de langage.


Le sens des mots, leur emploi, tout est décortiqué pour ne pas une fois de plus se faire « voler » son histoire. Avec tout le talent de la romancière, elle rappelle qu’employer un terme, le tourner d’une certaine manière, c’est se réapproprier son sens, et une fois de plus lui refuser une forme de reconnaissance de l’horreur. Cette confrontation est une clef de voute de la narration du film, son écho revenant avec beaucoup de violence dans le dénouement. Une fois la porte refermée, les logiques de protection reprennent le dessus et ce qui semblait être une étape de franchie n’était en fait qu’un leurre. La violence se mue une fois de plus en solitude pour celle qui a été violée et à qui l’on nie son histoire. Le mythe du bon père de famille fait penser au livre de Neige Sinno, Triste tigre, récent Prix Fémina. C’est celle qui dénonce qui reçoit l’opprobre, la victime est pointée du doigt, non le coupable.

Si le témoignage de l’ex-mari, Claude, est terriblement émouvant lui aussi, c’est avec celui de la fille d’Angot, Léonore, qu’on comprend toute la souffrance qui hante la romancière. La solitude déjà évoquée est enfin explicitée, c’est la jeune femme qui réussit à la rompre en constatant que tout ceci était arrivé à sa mère, et qu’elle en était infiniment désolée. Tout le monologue de Léonore, sans interruption de l’autrice, est le meilleur commentaire possible sur cette partie du drame. Les regards baissés, la mise sous l’éteignoir constante qu’il faudrait subir sans rechigner, tout ceci est révélé comme une peine supplémentaire qui accompagne chaque journée.

Le film est enfin implacable dans son montage quand il présente l’évolution du regard de la société française sur les victimes d’inceste. Le roman de Camille Kouchner, La famillia grande, est un témoin de ces changements de perspective. Après 25 ans, on écoute et on lit Angot différemment, elle reçoit le Prix Médicis pour Le voyage vers l’Est, on la reçoit avec respect et on la réhabilite au Masque et la plume. Les images d’archives qui présentent la romancière fustigée, raillée, et maltraitée dans un talk-show célèbre des années 1990, présentent une radiographie du mépris qu’elle a pu recevoir pour son œuvre alors incomprise et moquée. Il était grand temps que la littérature et le cinéma regardent enfin dans les yeux la bête immonde qui se tapie au cœur de la société française, sacrifiant ses enfants à ne pas savoir les protéger.

Bande-annonce

20 mars 2024Documentaire de Christine Angot


Berlinale 2024




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