« Amrum »

UNE ENFANCE ALLEMANDE

Printemps 1945, sur l’île d’Amrum, au large de l’Allemagne. Dans les derniers jours de la guerre, Nanning, 12 ans, brave une mer dangereuse pour chasser les phoques, pêche de nuit et travaille à la ferme voisine pour aider sa mère à nourrir la famille. Lorsque la paix arrive enfin, de nouveaux conflits surgissent, et Nanning doit apprendre à tracer son propre chemin dans un monde bouleversé.

Critique du film

Présenté hors-compétition lors du dernier Festival de Cannes, Une enfance allemande : Île d’Amrum, 1945 marque le retour de Fatih Akin, à qui l’on doit des œuvres aussi mémorables que Head-On (Ours d’or en 2004), De l’autre côté (Prix du scénario en 2007) ou Soul Kitchen (Grand Prix du jury à la Mostra de Venise en 2009). Ce nouveau projet naît de la mémoire de Hark Bohm, cinéaste allemand récemment décédé le 14 novembre 2025 à l’âge de 86 ans, dont les souvenirs d’enfance ont servi de matrice. (Acteur fétiche de Fassbinder, Bohm prévoyait initialement de le réaliser lui-même et avait déjà collaboré avec Akin sur le scénario de Tschick, en 2016.) Akin, rarement en retrait, s’empare pourtant de ce matériau autobiographique comme on manipule un fragment de verre poli par le temps : avec délicatesse, mais sans renoncer à sa propre énergie. L’intertitre inaugural – « un film de Hark Bohm par Fatih Akin » – annonce déjà cette double signature, comme si l’intime de l’un devait passer par le prisme sensible de l’autre.

Dès les premières images, le cinéaste installe un territoire flottant : Amrum, île frisonne de la côte allemande qui donne son titre original au film. Des plaines de sable battues par les vents, où la mer du Nord devient terre, où les lignes se brouillent sous la brume ou la marée, effaçant la frontière entre innocence et danger. Loin du fracas des villes bombardées, dans ce paysage sauvage et apparemment préservé, la guerre demeure un bruit lointain, perçu à travers quelques signes inoubliables pour un enfant : le passage d’un escadron de la Royal Air Force, le cadavre d’un parachutiste échoué sur la plage, l’exode de réfugiés épuisés. Le reste du temps, la vie semble continuer comme si le conflit n’était qu’une rumeur : on pêche, on chasse, on fait l’école buissonnière… Seuls quelques drapeaux nazis rappellent l’ordre qui gouverne le pays. Cette distance géographique fait d’Amrum un lieu hors du temps, presque archaïque, comme si l’Histoire y arrivait en retard. Akin filme ce décalage avec une douceur inattendue, celle du regard d’un enfant dont les certitudes vacillent.

Une enfance allemande

Interprété par Jasper Billerbeck, Nanning incarne le trouble d’un garçon qui ne connaît que l’ordre nazi parce qu’il est né dedans, sans haine ni fanatisme : seulement l’innocence terrifiante de celui qui a absorbé ce qu’on lui a transmis sans jamais en mesurer la portée. Akin saisit toute la complexité de cette position : Nanning appartient aux Jeunesses hitlériennes, porte l’uniforme, reproduit ce qu’on attend de lui, mais son corps ne semble jamais habité par ces gestes. Le film l’accompagne au moment où ces certitudes commencent à se fissurer. Le moteur de ce basculement n’est pas idéologique mais affectif : sa mère, Hille, nazi convaincue, s’effondre en apprenant la mort d’Hitler. En pleine dépression, elle refuse de manger autre chose que du pain blanc, du beurre et du miel – trois aliments introuvables sur une île affamée. Ce caprice devient pour Nanning une quête. Akin y trouve un geste magnifique : transformer la fin du Reich en conte brisé, en fable inversée où un enfant s’engage dans une odyssée impossible pour sauver celle qui l’a enfermée dans une idéologie mortifère.

La quête prend une dimension initiatique : chaque rencontre, chaque refus, chaque troc recompose le puzzle moral du garçon. Les scènes de pêche ou de chasse, parfois brutales, l’initient à la valeur de la vie et de la mort : dépecer un lapin, voler les œufs d’une oie sauvage, attirer un phoque vers un piège fatal. Ces moments montrent la rudesse d’un monde où la survie prime, où les gestes de mort deviennent des gestes de vie. Akin capte cette ambiguïté, cette énergie brute qui peut être un élan vers l’autre aussi bien qu’un réflexe cruel. Le jeune acteur atteint une vérité impressionnante : son visage reste enfantin, mais ses actes portent déjà un poids d’adulte.

À mesure que le récit avance, la quête de Nanning symbolise sa naissance morale. Il découvre l’hypocrisie, les mensonges et leurs conséquences, mais aussi la possibilité d’agir autrement que selon les injonctions reçues. Akin refuse le spectaculaire : il préfère les glissements doux, les prises de conscience muettes, les regards prolongés. Par petites touches, il dessine l’éveil d’une responsabilité et d’un esprit critique qui n’a pas encore les mots mais déjà l’intuition. Ce qui bouleverse, c’est que cette transformation passe non par le remords, mais par le soin : par l’effort maladroit d’un fils qui veut apaiser sa mère et découvre en chemin que la douceur peut être plus révolutionnaire que n’importe quel discours.

Une enfance allemande

Le film interroge : comment un enfant peut-il naître dans un monde empoisonné sans en être définitivement corrompu ? La mère, interprétée avec intensité par Laura Tonke, incarne ce paradoxe : entièrement façonnée par l’idéologie, crispée autour de certitudes inébranlables, elle n’en demeure pas moins d’une fragilité presque tragique. Son autorité se lézarde lorsque s’effondre le système de croyances auquel elle avait tout sacrifié. En miroir, Diane Kruger apporte une alternative à cette figure maternelle. Après In the Fade (prix d’interprétation à Cannes en 2017), elle revient dans un rôle secondaire mais essentiel : Tessa, paysanne résistante plus par instinct que par militantisme, rappelle que la soumission n’est jamais une fatalité.

La force du film tient aussi au travail du chef opérateur Karl Walter Lindenlaub, qui sublime la faune et la flore d’Amrum. La lumière blanche découpe les silhouettes sur les rivages comme autant de fragments de mémoire. L’horizon immense crée une sensation de vacuité, de monde suspendu où tout peut basculer. Amrum semble trop vaste pour les drames intimes qui s’y jouent : un lieu où la beauté n’efface rien, mais rend chaque douleur plus visible. Akin retrouve ici une forme de classicisme proche du néoréalisme, mais imprégnée de sa sensibilité plus charnelle et nerveuse.

Avec Une enfance allemande : Île d’Amrum, 1945, Fatih Akin signe l’un de ses films les plus émouvants et les plus maîtrisés. Il ne cherche pas l’éclat, mais atteint une clarté rare. Ancré dans la mémoire précise de Hark Bohm, le film parle pourtant d’aujourd’hui : de la manière dont les idéologies s’insinuent, dont les enfants les absorbent, dont les adultes restent prisonniers et dont les paysages en gardent la trace. Par sa douceur, sa rigueur et son refus de juger trop vite, Akin compose une œuvre discrète mais durable. On en ressort avec l’impression d’avoir traversé une époque et une conscience : celle d’un enfant découvrant qu’on peut désapprendre ce qui nous a façonné, et que la vitalité la plus pure – celle qu’Akin chérit depuis toujours – peut suffire à ouvrir une brèche dans l’ombre.

BANDE ANNONCE 

24 décembre 2025 – De Fatih Akın

Avec Jasper BillerbeckLaura TonkeDiane Kruger