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UN COUPLE

Léon et Sophia Tolstoï ont formé un couple hors norme : 36 ans de mariage, 13 enfants, des disputes intenses, des moments de réconciliation passionnés… Dans la nature expressive d’une île sauvage, Sophia se confie sur son admiration et sa crainte pour l’auteur de Guerre et Paix, sur les joies et les affres de leur vie commune.

Critique du film

On peut dire sans trop de risques que Frederick Wiseman est l’un des plus grands documentaristes au monde, avec une œuvre d’une ampleur et d’une longévité presque sans équivalents. Sept décennies de cinéma auront permis à l’auteur étasunien de développer une passion pour le cinéma du réel qui a interrogé de nombreuses catégories, que ce soit l’Université, la médecine, l’élevage ou encore l’éducation. C’est aussi un cinéaste des territoires, investissant un campus, un parc ou bien une ville entière pour y poser son regard, dans des films souvent longs, prenant le temps d’une étude précise. C’est donc une surprise conséquente de retrouver cet artiste de 92 ans sur un projet de film « fictionnel » d’une durée aussi courte (1h05).

Un couple naît d’une envie double : investir la relation épistolaire du couple Tolstoï, et de la représenter à l’écran par des lectures de la seule Nathalie Boutefeu. Si Un couple n’est pas un documentaire, il n’est pas non plus une fiction au sens classique. Wiseman fait lire ces lettres de Sophia Tolstoï au milieu de la nature sauvage d’une île dont on ne connaît pas l’identité, remontant le fil d’une histoire commune très conflictuelle. Le dispositif est déroutant, ces longs monologues sans aucune afféterie ne sont pas inclus dans un écrin plastique aussi beau que l’on pourrait l’imaginer avec Wiseman. Il n’est pas là pour faire « de la belle image », mais pour mettre en valeur le texte et en faire ressortir un propos fort et déstabilisant.

Dans Coïts, l’essayiste féministe radicale Andrea Dworkin passe de nombreuses pages à raconter la haine des femmes qui habitait Leon Tolstoï, et comment celle-ci se déchainait avec une rare violence sur la personne de celle qui partagea sa vie pendant de nombreuses années. Les lettres lues par Nathalie Boutefeu prolongent cette impression de dégoût et d’incompréhension qui ne quitte jamais les échanges entre les époux Tolstoï. L’extrême violence du mari dans des accès de rage inattendus explose littéralement au visage du spectateur dans ce moment où l’actrice raconte comment, pour une raison triviale, elle se voit perdre un enfant qu’elle portait à cause des coups de son époux. La laideur qui sous-tend chaque minute de ces lettres, le désespoir et la souffrance, trouvent un décalage particulièrement singulier quand ils sont mis face à la luxuriance du lieu où Boutefeu/Sophia déclame ses mots.

Il est évident que l’aridité de la forme et l’aspect comprimé à très peu de choses du récit vont dissuader plus d’une personne d’aller à la rencontre de ce film si particulier. S’il détonne au milieu d’une filmographie aussi fournie, Un couple n’est pas le plus accessible des essais de Frederick Wiseman, et pourtant il n’est pas dénué d’intérêt tant il célèbre les mots, ceux-ci d’une force assez incroyable si l’on fait l’effort de les écouter et les laisser entrer en nous. On peut également trouver un écho avec le nouveau film de Kirill Serebrennikov, La femme de Tchaïkovski, présenté au festival de Cannes au mois de mai dernier. Tous deux tournent autour de la figure de grands écrivains russes classiques, se détachant de leur gloire et de leur légende littéraire, pour rappeler les hommes qu’ils furent. Leurs failles se conjuguent au pluriel quand il est question de leurs épouses, maltraitées et poussées dans des retranchements extrêmes. À la sortie de ces deux films, pourtant très différents formellement, un même goût de cendres résiste longtemps dans la mémoire de ses terribles histoires.

Bande-annonce

19 octobre 2022– De Frederick Wiseman, avec Nathalie Boutefeu.


Présenté en compétition à la 79ème Mostra de Venise.




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