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THEY SHOT THE PIANO PLAYER

Un journaliste de musique new-yorkais mène l’enquête sur la disparition, à la veille du coup d’État en Argentine, de Francisco Tenório Jr, pianiste brésilien virtuose. Tout en célébrant le jazz et la Bossa Nova, le film capture une période éphémère de liberté créatrice, à un tournant de l’histoire de l’Amérique Latine dans les années 60 et 70, juste avant que le continent ne tombe sous le joug des régimes totalitaires. 

Critique du film

Difficile de réaliser un documentaire sur la vie d’un mort qui, aux yeux de l’Occident, est un parfait inconnu. Un musicien éphémère, un homme qui ne vit plus que dans les souvenirs de ses proches et de ses confrères, mais dont la présence devant une caméra ou derrière un micro est quasiment nulle. Pour son 19ème long-métrage, c’est pourtant le défi que le cinéaste Fernando Trueba s’est lancé, se tournant vers l’animation pour mettre en images la vie extraordinaire et tragique d’un musicien hors du commun. Il est épaulé par l’illustrateur et graphiste Javier Mariscal, avec qui il avait déjà co-réalisé Chico & Rita en 2010.

They Shot The Piano Player. Mais qui est ce mystérieux joueur de piano ? Et a-t-il réellement été tué ? C’est la question que s’est posée Fernando Trueba en apprenant l’existence – et par la même occasion la disparition – de Francisco Tenório Jr. Ce pianiste brésilien aurait fortement marqué la bossa nova, un courant musical né à la fin des années 1950 à Rio, entre la samba et le jazz nord-américain. Pour répondre à cette interrogation, Trueba a lui-même enquêté sur le sujet. De cette enquête est née ce long-métrage d’animation, au croisement du documentaire et de la fiction, qui reprend étape par étape le parcours du cinéaste. Le premier choix artistique de Trueba a été de s’effacer complètement de l’enquête. 

À la place, son protagoniste est Jeff Harris, journaliste américain fictif et alter-ego du cinéaste. Jeff Goldblum prête sa voix au reporter et berce le récit de sa voix, qui parvient à joliment s’adapter aux différentes thématiques abordées par ce long-métrage instructif. Car au milieu du jazz et des douces mélodies brésiliennes réside une tragédie qui a chamboulé l’Amérique latine. 

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Les années noires

L’animation de They Shot The Piano Player permet de recréer des moments vécus par les témoins. Grâce aux couleurs chatoyantes et aux gros traits noirs de Javier Mariscal, le long-métrage trouve un ton unique et utilise cette technique pour plonger le spectateur dans une symphonie visuelle où les souvenirs prennent vie. Lorsqu’une personne raconte son histoire, pas de long passage face-caméra sans image d’illustration (quasiment inexistantes sur le sujet). Au lieu de cela, les cinéastes interprètent son témoignage et permettent de visualiser certaines scènes qui n’appartiennent portant qu’à la mémoire des interrogés. Ces séquences offrent une vitalité bienvenue au long-métrage, qui parvient à ne jamais lâcher le spectateur malgré son sujet délicat. Les couleurs s’adaptent au ton de chaque scène, nous permettant là encore de pleinement nous imprégner de l’ambiance créée par Mariscal, qui frôle parfois l’onirisme.

Malheureusement, ce choix artistique pêche lors des scènes particulièrement visuelles. Certaines performances musicales ne nous communiquent pas l’effet que pourrait nous faire un véritable concert, car cette animation presque minimaliste (et certes très jolie) ne permet pas de retranscrire toutes les émotions d’un artiste en plein récital. De même lorsqu’un personnage pleure : difficile le spectateur de pleinement ressentir sa détresse sans la voir.

Malgré tout, They Shot The Piano Player parvient à cristalliser l’horreur des années sombres du Brésil et de l’Argentine (où se passe une partie de l’enquête). Certains passages en noir et blanc nous montrent l’absurdité dans lequel tout un continent s’est plongé, dès 1954 dans certains pays jusqu’à l’arrivée de Pinochet en Argentine en 1976. Jeff Goldblum brille particulièrement lorsqu’il doit nous communiquer sa détresse devant les infamies subies par les populations sud-américaines.

they shot the piano player

Ne jamais oublier

Au milieu des coups d’Etat et du chaos, un virtuose. Un pianiste ressuscité par l’équipe du film qui revit quelques instants de grâce à travers les traits de Javier Mariscal. Sans trop en dire sur cet artiste inconnu de notre côté de l’Atlantique – et incompris sur toute la surface du globe – Tenório Jr est un splendide sujet de film, entre fascination et mystère. Ce pianiste de génie est « quelqu’un qui disparaît » selon l’un de ses proches. Un homme que la « musique rend heureux, pas la politique ». 

Mais tout est politique. Le choix de Trueba d’enquêter sur cette époque, dans un pays qui n’est pas le sien, l’est également. Et le cinéaste l’a bien compris : il accentue encore plus le trait en choisissant de faire de son protagoniste un américain, un conquérant venue s’approprier une culture qui lui restera à jamais inaccessible. Un reflet de l’opération Condor, racontée ici du point de vue des sud-américains avec une froideur déconcertante.

Retrouver la trace de Tenório Jr, c’est se remémorer ces passages de l’histoire de l’Amérique latine. C’est faire revivre la grâce d’un pianiste qui a su illuminer une époque morbide, c’est se rappeler que l’histoire a plusieurs points de vue. Lors d’une séquence de reconstitution d’un souvenir, plusieurs personnages superposent leurs réminiscences jusqu’à composer une scène complète. Mais celle-ci n’est peut-être pas la vraie. D’ailleurs, le spectateur ne saura jamais si le soir de sa disparition, Tenório était parti s’acheter un sandwich, des cigarettes ou un journal. Ce qu’il sait, en revanche, c’est qu’il a subi l’oppression d’un système capable d’éteindre les flammes les plus ardentes, y compris celles d’un artiste aussi grandiose… jusqu’à ce que quelqu’un ne la ravive, pour ne jamais oublier.

Bande-annonce

31 janvier 2024De Fernando TruebaJavier Mariscal, avec Jeff Goldblum




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