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LA VIE INVISIBLE D’EURIDICE GUSMAO

Rio de Janeiro, 1950. Euridice, 18 ans, et Guida, 20 ans, sont deux soeurs inséparables. Elles vivent chez leurs parents et rêvent, l’une d’une carrière de pianiste, l’autre du grand amour. A cause de leur père, les deux sœurs vont devoir construire leurs vies l’une sans l’autre. Séparées, elles prendront en main leur destin, sans jamais renoncer à se retrouver. 

Critique du film

Karim Aïnouz est un artiste aux talents multiples : architecte de formation, critique, cinéaste de fiction et de documentaire, La vie invisible d’Euridice Gusmao est la nouvelle itération cinématographique du brésilien. Celle-ci est teintée d’une grande et magnifique ambition, décrire le parcours de deux sœurs au mitan du XXème siècle, avec des destins très différents. Euridice se rêve pianiste concertiste en Europe, Guida n’a elle de cesse que de rechercher l’amour, avec liberté, fougue, sans retenue. Cet élan immodéré va résulter sur une séparation au sein de la sororité, les aventures de Guida n’étant pas supportée par son père très conservateur, révélateur d’une société brésilienne où les femmes n’ont d’autre choix que de passer de la tutelle de leur père à celle d’un mari les gardant dans une servitude ignoble.

Les descriptions de la société de Rio de Janeiro des années 1950 sont terrifiantes : une jeune femme rejetée par sa famille se retrouve dans un déclassement tel que la prostitution semble le seul viatique pour la survie. L’univers dévoilé par l’irruption de Guida dans les quartiers populaires de la ville est celui de la débrouille et de l’entraide. Toute la narration est construite sur cette idée de monde miroir, où les classes sociales vivent séparées, ne se rencontrent presque jamais, dans un chassé croisé presque iréel. Guida rêve Euridice musicienne en Autriche, quand sa sœur l’imagine heureuse et mariée en Grèce. Jadis unies et soudées au sein d’une famille qui a désormais volé en éclats, leurs vies semblent plus fantomatiques qu’incarnées, se chevauchant sans jamais se rencontrer.

Le talent du réalisateur de Madame Sata (2001) est de faire émerger à travers ces deux portraits croisés, la multiplicité d’injustice et la complexité de la condition féminine dans la société brésilienne. Toute la violence accumulée raisonne de manière sourde, jusqu’à l’explosion dans la prise de conscience d’Euridice de la somme des secrets cachés depuis des décennies. Elle incarne la « bonne fille », celle qui a suivi le chemin « respectable », sacrifiant ses rêves pour intégrer le système politique incarné par le couple nucléaire. Aïnouz décrit les efforts avec lesquels elle se débat contre la maternité presque forcée qui lui est imposée par un mari qui, sous des atours de gentillesse, la force à s’inscrire dans un rôle qui l’empêche de réaliser ses projets personnels.

Le parcours de ses deux femmes est rehaussé par la qualité du travail de la direction artistique, qui a soin de composer une Rio aux mille couleurs, avec un casting parfait. Carol Duarte et Julia Stockler incarnent cette jeunesse qu’on empêche de vivre, de se réaliser, face à la génération précédente, qu’on retrouve chez leurs parents, le père viriliste et traditionaliste, la mère effacée derrière son mari. Les sœurs sont toutes deux les invisibles du titre, tout comme le cinéma brésilien qui, s’il a réussit à éclore et délivrer des films de grande qualité, est de nouveau menacé d’extinction pour des raisons politiques. Cette dernière métaphore de l’oppression, tant sur l’art que sur les populations, prouve que les combats menés par Euridice et Guida, sont d’une brûlante et brillante actualité.

Bande-annonce

11 décembre 2019 – de Karim Aïnouz


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