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COLOR OUT OF SPACE

La famille Gardner vit dans une petite bourgade rurale à proximité d’Arkham. Une nuit, une météorite s’écrase dans leur jardin, dans un étrange halo de lumière. Petit à petit, la couleur qu’elle dégage contamine l’eau, les plantes, les animaux, mais aussi la famille elle-même, en proie à un mal indicible qui va rendre ses membres complètement fous…

Avant-propos

Vingt-sept ans. Cela faisait vingt-sept ans, depuis l’excellent Dust Devil sorti en 1992, que le réalisateur sud-africain Richard Stanley n’avait pas réalisé de long-métrage de fiction. Boudé par le cinéma américain depuis son expérience malheureuse sur L’île du Dr. Moreau (1996), il réalisa ensuite plusieurs documentaires (notamment The Otherworld,  portant sur une étrange « zone » dans le sud de la France qui serait un portail vers d’autres dimensions), écrivit plusieurs scénarios (The Abandoned, Imago Mortis), et réalisa même le segment « The Mother of Toads » dans The Theatre Bizarre (2011).

Il est revenu !

Color Out of Space signe donc le grand retour de cet amoureux du fantastique, pour qui Lovecraft constitue un point névralgique de son imaginaire. En effet, sa mère, l’anthropologue Penny Miller, lui lisait certaines nouvelles du reclus de Providence lorsqu’il était jeune, avant que ce ne soit lui qui les lui lise, pendant les dernières années de sa vie, alors qu’elle souffrait d’un cancer. Lovecraft n’est donc pas seulement une figure fondamentale de l’imagination débordante de Stanley, car il fait également partie intégrante d’un épisode douloureux de sa vie, comme un horizon fantastique vers lequel se tourner alors que la maladie est en train de prendre l’un de ses proches.

Color out of space
Le projet était annoncé par le réalisateur lui-même dès 2013, avant que SpectreVision (société fondée notamment par Elijah Wood) ne s’implique officiellement dans sa production. En 2017, après le succès critique de Mandy (également produit par SpectreVision), Nicolas Cage est annoncé dans le rôle principal du film. Le budget est (très) mince, ne dépassant pas les trois millions de dollars. On sent pourtant que cela importe peu le réalisateur, qui semble avoir mis tout son coeur dans le film.

Critique du film

De fait, Color Out of Space condense et exacerbe tout ce qui fait le cinéma de Richard Stanley (en bien comme en mal) : une écriture à punchlines dignes des BD de Metal Hurlant, des fulgurances expérimentales rappelant parfois le cinéma de Jodorowsky, une générosité graphique dans les scènes gores, un ésotérisme omniprésent, ou bien encore des séquences et des partis-pris bis assez radicaux. 

Cette dernière caractéristique imprègne clairement les quarante premières minutes du film, qui sont vraiment difficiles, pour ne pas dire affreuses. La musique y est beaucoup trop présente, les dialogues sont poussifs (sans être mauvais), et la direction des acteurs déconcerte vraiment. Tous les Gardner, dans leurs réactions et leur façon de s’exprimer, dégagent une étrangeté à laquelle on ne croit pas vraiment, car elle elle se juxtapose trop artificiellement au cliché de la gentille petit famille lambda venu se ressourcer à la campagne. Stanley n’arrive pas à nous convaincre qu’elle est « normale » au début du film, car au fond il est presque certain qu’il n’y croit pas lui-même, et que d’ailleurs cela ne l’intéresse pas.

Une mise en scène de l’indicible

À partir du moment où la situation commence à dérailler (la maman a coupé les carottes un peu trop finement…), le film arrive à s’épanouir pleinement, l’étrangeté, jusqu’alors sous-jacente, jaillissant pleinement à l’image. Mieux, le film se radicalise, faisant un doigt d’honneur au bonheur apparent que la famille s’impose, afin de subvertir chacune de leurs relations. Tout se décompose, au sens propre comme au sens figuré : entre l’eczéma hardcore du père, le fils littéralement pompé par sa propre mère, la fille se tailladant sur son corps des runes du Necronomicon au cutter, et le troupeau d’alpagas (si si) transformé en chimère lovecraftienne débordante de chaire et de sang, on peut dire que Stanley a su extérioriser le mal qui ronge les environs, au travers d’un virage radical plongeant le film dans le « body horror ». 

On pense bien évidemment à The Thing de Carpenter, auquel les alpagas font un clin d’oeil (s’ils en sont encore capables). Dans un cas comme dans l’autre, il y a un plaisir de la monstration, que l’on pourrait croire contradictoire par rapport au motif lovecraftien de l’indicible, mais qui invoque finalement un moment originaire de notre perception : celui dans lequel la subjectivité ne peut pas encore identifier clairement et spontanément  ce qui apparaît dans son horizon perceptif. La transformation et l’incarnation du mal, dans le film de Carpenter comme dans celui de Stanley, ont un sens proprement cinématographique, car elles exhibent ce qui résiste à toute représentation, en montrant le visage de ce qui, précisément, n’en a pas. Chez Lovecraft, on nomme cela l’indicible. En ce sens, Stanley a clairement réfléchi à la question de l’adaptation, trahissant en partie la nouvelle originale pour mieux incarner l’idée même de l’horreur lovecraftienne.

En ce sens, le réalisateur arrive aussi à retourner le caractère rudimentaire des effets spéciaux en une idée esthétique relativement aboutie, troquant l’impression de réalité contre une pure proposition picturale, brute, presque primitive, culminant dans cette courte séquence nous donnant à voir l’envers cosmique de ce décor qui se délite.

Un acteur lovecraftien ?

Impossible de parler du film sans évoquer Nicolas Cage, apparemment en pleine forme (pour le meilleur comme pour le pire), et que Stanley a su diriger de telle sorte à ce que son jeu soit symptomatique de l’horreur qu’il dépeint. 

Nicolas Cage, c’est quelque chose que l’on voit, et qu’on ne comprend pas toujours. Imprévisible, au bout de lui-même à chaque instant, contenant une folie explosive, il incarne, en quelque sorte, l’indicible, dans l’horreur comme dans le grotesque comique. Le film ne ricane pas de lui, mais arrive au contraire à faire de son jeu si particulier une déclinaison de l’horreur lovecraftienne. En ce sens, on peut aussi le voir comme une réflexion sur l’aura presque fantastique que dégage l’acteur.

Une générosité tentaculaire

Color Out of Space est donc un film à la générosité débordante, radical dans tout ce qu’il réussit et tout ce qu’il rate. Stanley estime au plus au point son matériau de base, et l’incarne avec une justesse théorique et philosophique absolument remarquable. Son film est une vraie proposition de cinéma, qui témoigne d’un amour inconditionnel pour le fantastique, signant le retour tout en couleur d’un réalisateur de génie. On a hâte de découvrir son prochain film, qui sera, comme il nous l’a annoncé, une adaptation de The Dunwich Horror, autre sommet de l’oeuvre de Lovecraft.

Bande-annonce

PIFFF 2019 // Sortie prévue en 2020




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