L’ÎLE AUX OISEAUX
Après une longue période d’isolement, Antonin, un jeune homme à la fatigue persistante, redécouvre le monde dans un centre de soins pour les oiseaux sauvages. Dans ce décor étrange, bercé par le vacarme des avions, on sauve aussi bien les oiseaux blessés que les âmes en peine.
Critique du film
Les deux cinéastes ont posé leur caméra dans un centre de soins pour oiseaux. En plus d’une vétérinaire salariée, cette clinique à ciel ouvert, accueille des bénévoles en réinsertion. Des hommes et des oiseaux, qui soigne qui ? Beau film, doux et pénétrant, L’Île au oiseaux dessine une frontière trouble entre documentaire et fiction. C’est en rejoignant les rives du conte qu’il parvient à dépasser son sujet.
Un centre à la marge
« Qu’est-ce qui sent comme ça ? »
« La merde, tu t’y feras »
Avec ce dialogue introductif, on semblerait plongé dans un improbable retour de la célèbre (et géniale) émission documentaire belge Strip-tease. Si le film ne dédaigne pas instaurer une ambiance où l’incongru le dispute au banal, il se démarque assez vite de l’émission télévisée par l’entrée en scène d’une voix off. Cette voix, c’est celle d’Antonin par lequel la fiction vient accommoder le réel.
À l’origine du projet, il y a ce centre de soin pour oiseaux sauvages qui, faisant de nécessité vertu, accueille des personnes en réinsertion, tels Paul et Iwan, à la mémoire desquels le film est dédié. Humains et animaux constituent une petite communauté où les âmes et les ailes se rafistolent de concert. Du lieu émane une atmosphère de tranquille marginalité soudain déchirée par le bruit assourdissant d’un avion. Le centre est situé à proximité de l’aéroport de Genève et plus personne ne prête attention à ces agressions sonores.
Métissage des genres
Paul est chargé d’élever puis de tuer souris et rats dont se nourrissent les oiseaux. Apprenant qu’il allait bientôt prendre sa retraite, Kosa et Da Costa ont eu l’idée d’introduire un personnage pour le remplacer, ils ont alors pensé à Antonin Ivanidze, jeune homme issu de la même école de cinéma qu’eux, en situation opportune de convalescence. Écrire et réaliser à deux favorise peut-être la tension ici exprimée entre la fiction et le documentaire.
Rio Corgo (2015), premier long métrage du duo helvétique (lui est originaire du Portugal) se nourrissait déjà de ce métissage des genres. Ici Antonin, fait basculer le récit du côté du conte. Sa panoplie, un unique pantalon rouge et un immuable pull vert, sa présence/absence, son rapport presque fantomatique à l’environnement, en font un personnage à part qui par contraste, hyper-réalise les autres protagonistes dont les gestes sont sûrs, les présences indubitables. C’est dans sa voix off, dite de manière quasi neutre, que reposent les affects du personnage. Dans une langue plutôt littéraire, il décrit les étapes d’un apprivoisement avec le lieu, des missions qui lui sont confiées et de sa guérison. Par ailleurs, la somptueuse affiche du film, signée Brecht Evens, annonce déjà le récit imaginaire.
Cabossés de la vie
À travers son regard, nous nous familiarisons peu à peu (le film bien que ne dépassant pas l’heure, prend son temps) avec les activités du centre. Nourrir, soigner, observer les oiseaux, leur réapprendre la vie sauvage avant de leur rendre la liberté. Une chouette borgne doit retrouver ses instincts de chasse. Émilie, vétérinaire attentive, prend la mesure des dangers sans cesse renouvelés auxquels font face les oiseaux dans un environnement qui semble les prendre pour élément négligeable du décor. Parfois, ce sont les rats qui s’échappent de l’animalerie, creusent des galeries ou rongent les cages des volières et viennent mordre mortellement les oiseaux déjà diminués.
Paul, Antonin et les volatiles, pareillement cabossés de la vie, trouvent refuge, le temps nécessaire, à l’Île aux oiseaux. Certains préfèrent revenir, privilégiant la sécurité à la liberté. Lorsque Antonin redonne son envol à la chouette borgne, on pense au magnifique témoignage qu’a livré Jacques Delamain dans Pourquoi les oiseaux chantent*. Dans ce poème ornithologique paru pour la première fois en 1930, l’auteur rapportait en fin de volume, son « journal de guerre » où comment, dans les tranchées de Verdun, il fut sauvé par la musique des oiseaux, unique paravent face à l’horreur.
Film de symbiose, entre les vivants et entre les genres, L’Île aux oiseaux touche par son tact. À l’écoute du sensible, il laisse le spectateur dans un état de grande commisération transformée en profonde émotion alors que retentissent Les Vêpres (Opus 37) de Rachmaninov et qu’il nous faut quitter l’île comme on sort d’un nid protecteur.
Disponible en streaming légal dans le Club Shellac