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KNIT’S ISLAND, L’ÎLE SANS FIN

Quelque part sur internet existe un espace de 250 km² dans lequel des individus se regroupent en communauté pour simuler une fiction survivaliste. Sous les traits d’avatars, une équipe de tournage pénètre ce lieu et entre en contact avec des joueurs. Qui sont ces habitants ? Sont-ils réellement en train de jouer ?

CRITIQUE DU FILM 

Quel projet étrange que ce documentaire du trio composé par Ekiem Barbier, Guilhem Causse et Quentin L’helgouac’h. S’il est question de « cinéma du réel », on se rend compte dès les premiers instants qu’on se trouve en fait dans un jeu vidéo, et que chaque image n’est en fait qu’une construction virtuelle d’une île fictive avec ses propres règles. C’est à l’intérieur de ce paradoxe, et sur une ligne de crête extrêmement fine, que vont évoluer les membres de la petite équipe de tournage, lancés à la recherche de sens dans un univers qui semble leur être totalement étranger. Le jeu s’appelle DayZ, c’est un simulateur de survie dans une sorte de monde post-apocalyptique où l’on cohabite avec zombies, cannibales et survivalistes de tous poils. Ce gigantesque monde ouvert de 250 kilomètres carrés est peuplé de centaines de joueurs vers qui l’équipe se tourne dans des entretiens pour le moins baroques.

Cinéma du virtuel

Le premier de ces conciliabules est sans doute le plus violent : Ekiem Barbier prend rendez-vous avec la cheffe d’un groupe de personnes prenant très au sérieux leurs rôles de phalangistes mangeurs de chair humaine. Dans ces premiers instants, il est moins question du monde réel que de celui qu’on se crée de toutes pièces. L’exotisme de cette scène et sa brutalité sont autant de chocs pour le spectateur qui débarque comme un invité non-désiré au sein d’une surprise party très privée. Les cinéastes ne sont clairement pas les bienvenus et le danger semble omniprésent, même si, évidemment, intimement lié à sa virtualité sans enjeux véritables. Ces premiers instants dépassés, les nouveaux joueurs convoqués diversifient le regard porté sur cet univers, apportant plus de richesse au projet documentaire.

C’est ainsi que chacun et chacune vont se présenter, dans leur vie « à l’extérieur », dans un récit de leur histoire, leur localisation, et leur rapport à ce défouloir virtuel. Si les poncifs liés aux jeux vidéo sont bien présents, la responsabilité de ne pas transmettre cette addiction aux enfants notamment, le commentaire sur le temps comme donnée fondamentale est plus intéressant. En effet, pour se situer c’est le temps de jeu qui est utilisé, repère propre à la pratique vidéo ludique et difficilement exportable dans nos quotidiens, personne ne chiffrant le temps passé sur telle ou telle activité de divertissement. Ce langage spécifique sonne également comme un témoin de la perte de sens liée aux différents confinements qui ont frappé le monde en 2020, le documentaire intervenant à ce moment précis.

Un monde en crise

Les joueurs, au même titre que n’importe quel citoyen frappé par cette profonde introspection intervenue il y a quatre ans, interrogent leur rapport au travail, au divertissement, ou même à la famille. En cela, le projet du film devient une forme de témoignage d’une crise majeure du contemporain, bien au-delà de la simple question de la fuite dans un univers virtuel comme celui de DayZ. C’est bien cette faille qui se cache au cœur même du documentaire, comme un révélateur de nos doutes, qui donne toutes ses couleurs à Knit’s island qui aurait pu se perdre dans les récits un peu trop attendus autour des jeux vidéo de ce type, extrêmement chronophages.

Il convient également de saluer la prouesse technique, les trois réalisateurs réussissant à porter un véritable projet cinématographique sans jamais s’extraire des images polygonales du jeu vidéo. Jamais on ne verra de prises de vue directes, aucun protagoniste ne sera « démasqué », l’immersion ne sera pas brisée car elle donne à la fois son sens au film et elle résume également l’intérêt recherché dans ce type de fiction pour adultes. Si l’on sent une pointe de désespoir apportée dans l’histoire par ses joueurs, il y a quelque chose de profondément touchant à entendre une protagoniste australienne se rappeler la nature de son pays d’origine grâce à ses balades sur l’île, arpentée en compagnie de son époux à la fin de leurs longues journées de travail.

Cette mise en abîme vertigineuse par l’entremise rappelle à la fois la fragilité de nos vies contemporaines, mais également la puissance évocatrice fabuleuse du média jeu vidéo. Enfin, et ce n’est pas des moindres, le film montre avec beaucoup de talent les nombreux existants entre cinéma et jeux, qui, loin d’être cloisonnés, mériteraient d’être plus souvent analysés de concerts, toute une génération ayant été nourrie autant par l’un que par l’autre.

Bande-annonce

17 avril 2024 – Documentaire d’Ekiem BarbierGuilhem Causse et Quentin L’helgoualc’h




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