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DAU. NATASHA

Natasha travaille à la cantine d’un institut de recherche soviétique secret. Elle boit beaucoup, aime parler d’amour et s’embarque dans une liaison…

CRITIQUE DU FILM

1952. La cantine, centre névralgique d’un mystérieux institut de recherche soviétique. Tout le monde s’y retrouve, des scientifiques aux agents de l’institut. Le jour, Natasha dirige sa cantine avec candeur, attentionnée envers ses clients et Olga, sa collègue. Dans des nuits gorgées d’alcool, Natasha se montre plus romantique, plus morose, plus rêveuse, plus cruelle. 

DAU. Natasha, réalisé par Ilya Khrzhanovskiy et Jekaterina Oertel, est une recréation millimétrée de l’expérience totalitaire, doublée d’une réflexion passionnante sur les effets physique et psychologique d’une telle idéologie. 

L’URSS, L’INSTITUT, LA CANTINIÈRE ET SON AMANT

Présenté en Compétition Officielle à la Berlinale et lauréat de l’Ours d’argent de la meilleure contribution artistique pour son directeur de la photographie Jürgen Jürges, le film impressionne visuellement. Le titanesque souci du détail sur les décors et les costumes, sublimé par l’utilisation du 35mm, favorise l’immersion dans ce monde soviétique toujours mystérieux, et donne au film un aspect feutré, presque poussiéreux, dans des couleurs sombres, proches de la peinture réaliste, évoquant parfois Courbet. 

Les deux scènes les plus marquantes du film, l’une d’amour et l’autre d’interrogatoire, illustrent ce réalisme assumé. Lors d’une soirée, Natasha et Luc Bigé, un scientifique français en visite à l’institut, se rapprochent. Ils finissent par passer la nuit ensemble, le temps d’un rapport sexuel, visiblement non-simulé. Une séquence inconfortable, mais transpirant la sincérité, comme le confirme Natasha Berezhnaya, interprète de la cantinière, en évoquant les conditions de tournage : « Nous étions libre, nous avions conscience de ce que nous faisions, nous avons tourné ces scènes en toute indépendance ». Plus tard, Natasha sera interrogée sur sa relation avec le scientifique français par Vladmir Azhippo, chargé des investigations sur le site pour le KGB. La séquence est très douloureuse, autant pour Natasha que pour le spectateur. Comme lors de la scène de sexe, la caméra se fait très discrète. Elle ne cherche qu’à montrer l’humain dans tous ses aspects, des plus intimes au plus effrayants. 

Mais la démarche du film ne peut se résumer à une approche réaliste. Davantage naturaliste, l’environnement dans lequel évolue Natasha, Olga ou Vladimir est indissociable de leurs comportements. L’institut, et à travers lui le régime soviétique totalitaire, est le personnage central de DAU. Natasha.

LE SYSTÈME INTÉRIEUR, L’ŒIL EXTÉRIEUR

Le trajet de Natasha cristallise le poids du régime sur la vie des individus. Dans DAU. Natasha, le système est si puissant qu’il pousse les personnages à en reproduire sa violence dans leur sphère privée. Natasha perpétue dans le microcosme de sa cantine toute la souffrance qu’elle subit à l’extérieur. Elle y est en perpétuelle recherche d’ordre, rien ne doit dépasser. La puissance de l’idéologie soviétique est telle qu’elle en a intériorisé toute sa rigueur et sa violence et s’applique en retour à créer son propre système intérieur. Une réaction ironique à mesure que Natasha évoque son malheur au travail, son absence de vie sentimentale et privée. Une fois sa journée de travail terminée, l’alcool aidant, elle dirige son ressentiment vers la seule personne envers qui elle exerce un pouvoir : Olga, dont elle jalouse la jeunesse. Une violence qui semble disproportionnée, mais qui constitue une réponse à celle de l’appareil totalitaire. 

Le système politique modèle autant le corps que l’esprit. On découvre pendant sa nuit avec Luc, comme durant son interrogatoire, le corps squelettique et marqué de Natasha, comme autant d’indices des effets physiques de l’État. L’idéologie totalitaire est appliquée par Natasha pas tant par plaisir que par réaction physiologique. À travers elle, le régime a réussi son but : créer une femme nouvelle, rompue à l’idéologie en place, ayant intériorisée toute sa brutalité. Natasha n’est pas pour autant passive. Durant son interrogatoire elle n’hésite pas à questionner le système paranoïaque, avant de recevoir de plein fouet son courroux écrasant.

Dans cette simulation, les acteurs et leurs personnages sont au centre du dispositif, relayant la caméra au second plan. Celle-ci est d’une grande discrétion, ses mouvements timides, privilégiant les plans serrés pour ne perturber en rien ce qui se joue sous ses yeux. C’est bien plus la vie qu’ont construit Natasha, Luc ou Vladimir dans l’institut qui donnent une direction au récit, plutôt que le travail des cinéastes. Leur influence sur les décisions des acteurs est minime, leurs histoires et le système totalitaire se maintient tout seul en place. Leur caméra prend des allures de microscope qui observeraient des êtres vivants depuis une posture autant artistique qu’anthropologique. Leur mise en scène pose néanmoins une question : des individus peuvent-ils se soustraire eux-mêmes à un système totalitaire ? Une réponse certainement apportée dans la suite de cette œuvre-fleuve.

FILM-MONDE, FILM-MONSTRE

DAU. Natasha s’inscrit dans un projet monstrueux, abject et fascinant, une reconstruction de vies au cœur du système totalitaire de l’URSS. Une création qui tient en trois lettres, aussi menaçantes qu’inquiétantes : DAU. Mais alors, qu’est-ce que DAU 

Initialement pensé comme un biopic sur le physicien Lev Davidovitch Landau, DAU a muté en expérience démiurgique, au croisement du cinéma, de la science, de l’anthropologie et l’art contemporain Le biopic est abandonné au profit d’une simulation d’institut de recherche scientifique, de 1938 à 1968. Rien que ça. La construction de l’institut est engagée à Kharkiv, en Ukraine en 2009. Au total, plus de 400 acteurs non-professionnels y vivront. Durant le « tournage », ils auront un travail, un salaire – en roubles -, quelques éléments biographiques. Lieu de vie avant tout, des scientifiques contemporains pourront y poursuivre leurs recherches. Des hommes et des femmes pourront y tomber amoureux. Des individus pourront exercer toute la violence que confèrent le pouvoir totalitaire. Quand les techniciens ne filment pas, la vie suit son cours au sein de l’institut. Au total, DAU comptabilise 700 heures de rushes, tournés en 35mm, durant 180 jours de tournages étalés sur 40 mois. Les films qui constituent DAU sont bâtis sur les comportements des acteurs sur le site et leurs relations entre eux, guidés par l’environnement politique ainsi recréé. Pour le tournage de DAU. Natasha, deux mois de vie au sein de l’institut séparent la nuit entre Natasha et Luc, et son interrogatoire par Vladimir. De même, des personnages sont amenés à être récurrents dans l’univers DAU, comme Vladimir Azhippo justement ou Alexey Blinov, chef du Département Expérimental.

Longtemps fantasmé, DAU s’est d’abord illustré par une exposition au Centre Pompidou en janvier 2019 simulant la dictature soviétique en continu, avec son lot de ratages logistiques. Cet épisode, associé au coût faramineux du tournage, laissait penser que DAU ne parviendrait jamais sur nos écrans. Surprise générale donc quand la Berlinale a annoncé deux films, DAU. Natasha et DAU. Degeneration à sa sélection.  Désormais, 14 films sont prévus pour narrer l’histoire hors-norme de cette simulation soviétique. De quoi tester les limites des spectateurs et étancher la soif de curiosités cinématographiques pour un bon bout de temps.


Disponible en VOD


Chaque jour, dans les Séances Buissonnières, un membre de l’équipe vous recommande un film disponible actuellement en VOD / SVOD.




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