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ANTOINE REINARTZ | Interview

Dans l’atmosphère feutrée d’un salon cannois, Antoine Reinartz apparaît avec cette douceur qui le caractérise, bien loin des figures crispées ou contrariées qu’il incarne de plus en plus souvent à l’écran. Présent au Festival de Cannes pour accompagner le bouleversant Love Me Tender d’Anna Cazenave Cambet — coup de cœur de la rédaction — le comédien revient sur ce rôle d’homme ébranlé, pris dans ses peurs plus que dans sa violence. Entre glissement vers des personnages plus troubles, réflexion sur les zones d’ombre du film et envie d’élargir encore son territoire de jeu, Reinartz se confie sans détour sur son rapport au cinéma, au réel et aux identités qui se frottent, s’affrontent et parfois se manquent. Entretien.

Pour débuter, parlons de vos choix de rôles. Le public vous a connu en homme tendre et bienveillant à l’écran, mais ces derniers temps, vous incarnez des personnages plus négatifs, plus antipathiques. Est-ce un hasard ou une envie d’explorer ces zones plus sombres ?

Antoine Reinartz : Je pense que c’est un hasard. On me propose plein de choses. Déjà, dans La Vie scolaire de Grand Corps Malade, j’étais l’opposant du film. Et dans Anatomie d’une chute, mon personnage était considéré comme un peu dur — même si c’est un trio, pas un opposant. Mais là, je devrais bientôt jouer une figure très pure, une victime, vraiment la pureté incarnée. Donc ça va changer un peu. Ce n’est pas une volonté. Mais quand je les aborde, même si je vois que dans le scénario ils sont écrits comme des antagonistes, il y a toujours assez de matière pour qu’ils ne soient pas résumés à des méchants.

C’est vrai qu’ils racontent beaucoup. Dans Love Me Tender, on sent que votre personnage aimerait peut-être cette liberté-là, mais qu’il la reproche à son ex-femme, le personnage principal, au-delà du rejet amoureux.

Si on résume le film à l’homophobie, on passe à côté. Pour moi, ça a pris sens quand j’ai compris tout le parcours familial de l’héroïne : un environnement sombre, destructeur. Et lui voit sa liberté à elle, son évolution physique, sa manière de vivre… mais il ne la lit pas comme une liberté. Lui voit quelque chose de destructeur. Je ne suis pas sûr qu’il l’envie. Je pense qu’il a peur. Une panique de se dire : « Je ne veux pas ça pour mon enfant. » Et comme elle vient d’un modèle familial instable, lui qui se voit comme quelqu’un de stable, bourgeois, sain, considère ce qu’elle vit comme malsain. Donc il part très loin, mais ça vient d’une peur.

Ce contraste est très fort. Vous dégagez une stabilité, une réussite. Et elle, une forme d’ascétisme, presque.

Elle vit dans un studio, elle s’en fiche de l’argent. Lui ne voit pas ça comme une liberté, mais comme un danger. Et pour le construire, je me suis dit qu’il ne la comprenait pas, vraiment. D’ailleurs, Anna (Cazenave Cambet, la réalisatrice) avait beaucoup de mal avec mon personnage. Dès que je le défendais, elle me disait : « Je ne veux pas l’entendre ! » Elle l’a écrit, elle lui donne de la matière, mais elle avait du mal à entendre son point de vue. Quand j’ai vu le film, j’ai été surpris de la violence du rejet qu’il suscite.

Même quand mes personnages sont écrits comme des antagonistes, il y a toujours assez de matière pour qu’ils ne soient pas résumés à des méchants.

On le rejette dès le début, oui. Il est dur, injuste, il va jusqu’à la calomnie. Mais plus le film avance, plus on perçoit qu’il est perdu et on finit presque par avoir de la compassion malgré ses mesquineries.

Complètement. Il est perdu. Je ne suis pas sûr que ce qu’il construit soit positif. Il va être un père célibataire dans quelque chose d’hyper dur. Il doit être dans la rancœur, la frustration. C’est typiquement comment on entre dans un schéma malsain parce qu’on souffre trop pour faire une concession.

Ce qui est beau, c’est que tous les personnages existent, même ceux qui gravitent autour de Clémence. Le film n’a aucune complaisance.

Le livre est très honnête. Elle ne se ménage pas. Et les personnages secondaires, même s’ils ne parlent pas en leur nom, existent. On sent ce qu’ils peuvent penser.

Depuis 120 battements par minute, on vous voit souvent dans des rôles d’autorité — enseignant, avocat, médecin… Ce sont des types de rôles qu’on vous propose beaucoup ou une direction que vous assumez ?

On me les propose beaucoup, oui. Après 120 battements, j’avais peur d’être mis dans une case. Mais avoir une case, finalement, c’est déjà bien. La mienne, c’était des personnages techniques, d’autorité, avec une expertise. Et le métier de prof, par exemple, je trouve ça passionnant. Donc ça me parle. Mais j’ai envie d’élargir. D’explorer la relation de couple, l’humour.

Love me tender

Vous nous avez intrigués avec la figure très pure dont vous me parliez ! Quel est ce projet ?

Je ne peux pas encore en parler. En ce moment, j’ai beaucoup de propositions, parfois pile le rôle dont j’ai envie, mais sans le bon film autour. Il faut les bons projets. C’est une question de timing.

Nous posions la même chose à Monia Chokri : est-ce qu’un plateau bienveillant compte plus que le rôle ? Elle disait que tant qu’il y a la confiance, elle peut tout jouer. Vous partagez ça ?

À titre personnel, non. Je suis quelqu’un de très précautionneux, je porte mes angoisses seul, je ne les fais pas porter aux autres. Mais un plateau hyper bienveillant ne me convainc pas spécialement. Ce qui compte, c’est que ce soit bien écrit, que ce soit vrai. La bienveillance c’est super, mais ce n’est pas ça qui m’attire. Je préfère quelqu’un d’exigeant que quelqu’un qui me dit que tout est « super ! ». Ça m’angoisse.

Aujourd’hui, on s’enferme trop dans des identités. Les gens ne se parlent plus.

Vos rôles sont souvent ancrés dans le réel, le social, le cadre familial, la normalité… même dans la comédie. Vous rêvez d’aller ailleurs ?

Oui, mais il faut les bons films. Et c’est difficile. On peut rêver d’un rôle, mais il faut le film autour.

Avez-vous envie de franchir le cap de l’écriture ou de la réalisation ?

Oui, j’en ai envie. J’avais deux projets de réalisation. Et la semaine dernière, je les ai mis de côté. Parce qu’en ce moment, il se passe tellement de choses côté comédien… J’ai dû faire un choix. L’écriture est un endroit où la culpabilité est immense : dès qu’on ne travaille pas, on se dit « je devrais écrire ». Alors que pour un rôle, je sais gérer mon temps. L’écriture, c’est un champ encore très vaste pour moi.

C’était des projets personnels ?

Oui. L’un d’eux, par exemple, portait sur le voguing. À Paris, puis en Pologne, avec une scène complètement différente, très blanche, cisgenre, dans un mouvement qui à Paris est non-blanc, queer, trans. C’est passionnant. Mais pour l’instant, je laisse de côté. Peut-être que ça reviendra.

Ça rejoint ce que disait Anna sur l’identité et l’envie de ne pas s’enfermer. Et puis Love Me Tender n’est pas seulement un film « lesbien », c’est aussi un récit existentiel.

Exactement. C’est universel. Et c’est ça qui est beau : l’empathie qu’on peut avoir pour tous les personnages, même ceux qu’on rejette au début. Et ce que je trouve beau, c’est que plus on avance dans le film, plus ça devient universel. Aujourd’hui, on s’enferme trop dans des identités. Les gens ne se parlent plus. Alors qu’en réalité, on peut tous comprendre l’autre. Ce n’est pas parce qu’on ne vit pas le même désir qu’on ne peut pas être touché. La scène du lac avec les deux femmes… c’est magnifique.

Vous avez peu de dialogue, finalement. Beaucoup de scènes où vous êtes présent sans vraiment parler. C’était délicat à jouer.

C’est la frustration du monde. On s’imagine les choses, on rumine, on prépare des couches de ce qu’on voudrait dire. Et puis quand on se parle enfin, on dit deux phrases qui ne vont pas du tout où on pensait. La réalité, c’est qu’ils ne se parlent pas. Ils se rendent malheureux. Peut-être qu’un bon thérapeute de couple aurait pu aider ! Mais là, non : ils restent dans la colère.


Propos recueillis au festival de Cannes 2025 – © photo portrait Le Bleu du Miroir