ALICE DOUARD | Interview
À la Semaine de la Critique, Alice Douard présentait Des preuves d’amour, son premier long-métrage, prolongement mais aussi déplacement sensible du court, L’attente, qui lui avait valu un César. Sur la plage cannoise, la réalisatrice revient sur la naissance du projet, sa dimension politique, et la délicatesse avec laquelle elle travaille l’invisible.
Votre court-métrage L’Attente pourrait être perçu comme un prélude à ce long, mais vous ne faites pas une simple extension : vous repartez ailleurs, dans autre chose. Comment est née cette articulation entre les deux films ?
En réalité, j’ai écrit les deux quasiment en parallèle. D’abord, j’ai écrit le court parce que j’avais très envie de filmer ce moment précis dans un couple, quelque chose de très concret, très réaliste, loin des représentations catastrophiques de L’attente. Je voulais montrer que pour la majorité des couples, ce n’est pas ça du tout. J’avais envie de raconter quelque chose de très spécifique, mais aussi d’universel : l’avant, ce que c’est qu’être un couple avant un bébé.
Et puis, très vite, j’ai senti que je voulais aller plus loin. Parler de l’homo-parentalité, de leur histoire à ces deux femmes. C’est pour ça que je dis souvent que le long n’est pas une version étirée du court : ce sont deux films parallèles qui se répondent et se complètent. Et comme j’ai financé le court pendant que j’écrivais le long, tout s’est déroulé en même temps. Ça m’a permis d’entrer très vite en financement une fois le court sorti.
Est-ce le César du court a pesé dans la balance pour obtenir des financements, outrepasser certaines réticences ?
Alice Douard : Oui, complètement. Ça a beaucoup aidé. Honnêtement, je pense que c’est là qu’on a de la chance en France. On a des financements publics, des commissions composées de gens intelligents. Les financements publics sont arrivés assez rapidement, parce que le scénario plaisait. Là où ça a été un tout petit peu plus difficile, c’est sur la partie « rentabilité ». On ne m’a jamais reproché le sujet, jamais. Mais c’est vrai qu’on peut imaginer que ce type d’histoire est considéré comme un peu « niche », et donc pas forcément générateur d’argent.
Ce qui a aidé, c’est que le film avait de la comédie, et que le court donnait une idée de ton : quelque chose de drôle, d’universel. Et puis il y a plein d’exemples de courts devenus longs qui ont fonctionné : Les Misérables, Jusqu’à la Garde… Quand on voit la continuité, ça rassure. C’est surtout ça qui a joué.
Ce film raconte un moment de pionnières, une réalité qui a existé pendant huit ans et qui est très peu représentée.
Vous situez la temporalité de votre film juste après le vote de la loi Taubira. Cette volonté s’est-elle imposée très tôt lors de l’écriture ?
C’est venu pendant. Quand j’ai commencé à écrire, il y avait encore la question de l’adoption. Et la loi a changé pendant le processus. J’ai hésité : est-ce que j’actualise, est-ce que je raconte ça aujourd’hui ? Et ça m’embêtait, parce que tout ce que j’avais entendu des couples qui passaient par l’adoption était tellement riche pour la fiction. Ma réponse, ça a été de les ramener encore plus tôt : elles deviennent des pionnières. La loi vient de passer, elles se lancent, elles pataugent comme tout le monde… Je trouvais important de raconter cette période, parce qu’elle a existé huit ans, et personne ne la connaît.

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Cette année à Cannes, trois très beaux films mettent en scène des figures lesbiennes très différentes — Love Me Tender, La Petite Dernière, et le vôtre. On a le sentiment de voir enfin des représentations qui n’existaient pas auparavant…
Oui, mais on reste sur des films qui arrivent dans une économie assez modeste. On a été très aidés : le CNC a soutenu le scénario très tôt. Canal+ est arrivé vite, François (le producteur) a suivi juste après le César. Il y a eu des coups de chance, mais ils viennent après dix ans de courts-métrages. J’ai mis très longtemps à trouver mon premier long. Donc oui, ça a été vite, mais parce que ça a été long avant.
Concernant l’actrice principale, aviez-vous Ella Rumpf en tête très tôt ?
Oui. Je l’ai découverte dans Grave, je la trouvais fascinante. J’avais envie de travailler avec elle depuis des années. J’avais écrit plusieurs projets pensés pour elle. Et quand ce film-là est arrivé, c’était évident. Et elle a dit oui !
Son personnage exige un jeu très intérieur, beaucoup de choses passent par le non-dit, le hors-champ, les silences.
Ella possède quelque chose déjà inscrit dans le regard, la présence, la grâce. Mais ce qui était difficile, c’était de trouver l’endroit juste entre sa joie, son inquiétude, sa jalousie, sa mélancolie, son histoire avec sa mère… Elle est traversée par beaucoup de choses. À chaque scène, je lui rappelais précisément où elle en était. Et elle propose énormément toute seule. Elle existe dans les silences. C’est rarissime.
Des moments simples prennent une tournure poétique, comme la scène du coton-tige, celle de la danse en discothèque… tout ce qui ne se dit pas est magnifique.
C’est ce qui est le plus difficile : écrire entre les lignes. Il y a ce qu’on voit, ce qu’on entend… et puis tout ce qui se construit de manière invisible et qui, à un moment, vous attrape. Moi, c’est toujours ça que je cherche.
Ella Rumpf existe dans les silences : elle a une grâce absolue.
Aviez-vous beaucoup répété avec vos comédiennes ?
On s’est beaucoup vues, oui, mais pour parler. À chaque fois, on passait trois heures à discuter. Et ça créait un lien. On se connaissait, on s’écoutait. Il fallait qu’elles se connaissent entre elles aussi. Pour les scènes techniques, on a travaillé autrement : on est allées en salle de concert, en boîte de nuit, je leur montrais des DJ que j’aimais bien… Je voulais trouver le « personnage » de DJ d’Ella. Elle est très intérieure, elle ne saute pas partout. Il fallait trouver ça.
Les scènes d’hôpital sont extrêmement réalistes. Comment les avez-vous préparées ?
J’ai refait une immersion en maternité, j’ai observé des accouchements. J’ai passé du temps avec des sages-femmes. Et dans le film, ce sont de vraies sages-femmes et de vraies obstétriciennes. Pour la naissance, j’ai filmé un vrai nourrisson dans ses premiers soins — parce qu’on ne peut pas faire venir un bébé nouveau-né sur un plateau. Puis on a recréé la chambre d’accouchement exactement à l’identique en studio, et tourné la fiction autour. C’était très dur à faire, mais essentiel.
Quel est votre sentiment à quelques heures de sa première projection officielle publique ?
C’est mon premier long, je suis tétanisée. Ce qui me rassure, c’est que les comédiennes ont vu le film et l’aiment beaucoup. Et l’équipe est là. Le film s’est fabriqué de manière très familiale, très collective. Je suis très entourée. Mais oui, j’ai un trac énorme.
Propos recueillis au festival de Cannes 2025






