JÉRÔME BONNELL & SWANN ARLAUD | Interview
Avec La Condition, adaptation du roman Amours de Léonor de Récondo, Jérôme Bonnell signe un film d’époque d’une modernité brûlante, où se confrontent violence masculine, emprise sociale et solidarité féminine. Aux côtés de Galatéa Bellugi et Louise Chevillotte, Swann Arlaud incarne un homme dévoré par sa propre fragilité, loin du « monstre de cinéma » confortable et du bourreau caricatural. Ensemble, le réalisateur et l’acteur reviennent sur la construction d’un personnage indéfendable mais humain, sur la question de filmer la violence sans complaisance, et sur le geste politique qui traverse le film de bout en bout.
Dans la continuité de nos échanges avec Louise et Galatéa, qui évoquaient la manière dont vous avez interrogé la violence masculine, à la fois subie et infligée. La Condition impressionne précisément parce qu’il illustre comment un système réprime tout le monde, et ce qui conduit certains personnages à devenir des agresseurs. Louise disait même que son propre personnage peut devenir maltraitant, avec sa servante. C’est un film traversé par une grande cruauté et une pression constante. Est-ce par là que vous êtes entré dans l’adaptation ?
Jérôme Bonnell : Non, ce n’est pas par là que je suis entré. C’est plutôt quelque chose dont j’ai pris conscience en cours de route, parce que c’est un sujet extrêmement riche, historiquement et sociologiquement. Ma première émotion, c’était une immense empathie pour les deux personnages féminins. Ensuite, je me suis dit : si j’arrive à adapter ce roman, il faut absolument que le film résonne avec des questions d’aujourd’hui. Et j’ai compris que le personnage masculin pouvait être une porte d’entrée pour cela. Il fallait que je sois suffisamment lucide pour raconter quelque chose des hommes – et que les hommes s’identifient à lui, même s’ils n’en ont pas envie.
Dès l’écriture, je tenais à ce qu’il soit quelqu’un qui passe son temps à se donner bonne conscience. Comme beaucoup d’hommes. Il gifle sa femme, il s’excuse, puis n’assume pas de s’être excusé, alors il dit : « Tu l’as bien mérité. » Il n’assume ni la claque ni l’excuse. Il se raconte une autre histoire en permanence. Cela résonne avec la bonne conscience masculine depuis la nuit des temps, y compris chez les hommes « bien », même chez ceux qui tentent de se déconstruire. Humaniser ce personnage sans le défendre : c’était ça, l’objectif.
Je voulais que les hommes s’identifient à ce personnage, même s’ils n’en ont pas envie.
Le personnage d’André est explicable, mais pas excusable.
J. B. : On ne peut pas mieux dire. Je voulais qu’on s’identifie à lui, même si on n’en avait pas envie. Et Swann a été courageux : il l’a abordé en le défendant naturellement, comme on défend n’importe quel rôle. Comme dans une tragédie, où les personnages peuvent être odieux, mais où l’acteur met en lumière leurs ténèbres.
Swann, votre personnage (André) est un homme violent. Il faut le dire. Mais ce n’est jamais un « monstre de cinéma ». Il est fragile, écrasé, pathétique. Comment avez-vous travaillé cette masculinité blessée ? Était-ce une porte d’entrée ?
Swann Arlaud : Je n’ai pas cherché à représenter une idée ou à composer une figure. Le travail venait d’abord de ma fragilité, même physiquement. Je ne suis pas une incarnation évidente du patriarche dominateur, donc il y a une ambivalence naturelle. Le personnage est dépassé et perdu : il se raconte une autre histoire. J’ai juste joué celle qu’il se raconte, où il pense être dans son bon droit.
Et puis le scénario était très intelligent. Tout était là. J’avais simplement à jouer les scènes. Ensuite, c’est du montage, de l’assemblage. Malgré la noirceur, on pouvait trouver du plaisir dans le travail : la langue, la précision du texte, les costumes, l’époque. Et puis cette phrase de Jérôme, que j’aimais beaucoup : il fallait l’humaniser sans le défendre. Évidemment, en tant qu’acteur, je défends mon personnage, mais il n’était pas question qu’on dise : « Je le comprends, il est aussi une victime. » Il est victime de quelque chose, oui, mais ce n’est pas lui la victime.

Swann Arlaud pour Le Bleu du Miroir © Thomas Laisné
Je n’ai pas cherché à représenter une idée : je me suis raconté l’histoire d’un homme persuadé d’être dans son bon droit. Il est victime de quelque chose, oui, mais ce n’est pas lui la victime.
J. B. : Je ne voulais surtout pas qu’on soit à l’aise de le détester. Pas ce confort du cinéma où le bien et le mal sont clairement définis et où le spectateur est en dehors du problème. Je voulais que cela nous concerne. Que chacun se dise : « On a tous un peu de lui en nous. »
J’imagine que cette « humanisation sans excuse » a été un vrai sujet entre vous, notamment dans un film qui raconte une émancipation féminine.
J. B. : Oui. Je sais que la scène la plus douloureuse pour Swann, c’était l’étranglement. Il m’a demandé : « Est-ce que ce personnage va vraiment jusque-là ? » C’était une vraie question.
S. A. : C’était la plus difficile à jouer, et la plus difficile à regarder ensuite. J’ai un visage monstrueux dans cette scène. C’est nécessaire pour le film, mais douloureux à assumer : c’est quand même ma tête.
J. B. : Et pourtant, on a tourné cela dans la joie. Comme souvent avec les scènes violentes : il faut se libérer après. Je me souviens d’éclats de rire entre Swann et Galatéa après des scènes terribles. Ce n’était pas du détachement, mais de la libération. C’était très sain.
Dans votre film, les scènes de violences sexuelles ne sont jamais esthétisées. Il y a un vrai danger, souvent, quand un réalisateur filme un viol : le male gaze, la complaisance, les codes hérités du cinéma. Comment avez-vous trouvé ce juste équilibre ?
J. B. : Je me suis énormément interrogé. Le problème du viol au cinéma, c’est que dès qu’une caméra filme, cela devient une image — et cette image est chargée d’un siècle de fantasmes masculins. Toute la question était là. Il y a mille scènes de cinéma où l’on montre une femme collée à un mur, résistante, et l’homme qui insiste jusqu’à être embrassé. Cette grammaire est dangereuse, même dans des films qu’on adore. On ne l’a pas assez questionnée.
La différence entre une scène honnête et une scène malhonnête tient parfois à presque rien — un rien subjectif. J’ai beaucoup discuté avec Swann et Galatéa. J’ai privilégié l’ombre à la lumière, le son à l’image, fait attention à la durée. Je croyais qu’il fallait filmer davantage Galatéa, mais je me suis rendu compte que cela devenait complaisant. Il fallait filmer les deux : la victime, et l’agresseur qui se raconte une autre histoire en même temps qu’il commet l’irréparable.
S. A. : Je ne m’en souvenais pas, mais je me rappelle avoir dit à Jérôme : « Filme plutôt elle », c’était aussi par malaise. Mais en réalité, filmer principalement la femme, c’est déjà se placer du côté du désir masculin. Filmer l’agresseur, c’est se placer du côté de la violence subie. Avec les deux, on renverse ce regard-là.

Jérôme Bonnell pour Le Bleu du Miroir © Thomas Laisné
Le problème du viol au cinéma, c’est que dès qu’une caméra filme, cela devient une image, chargée d’un siècle de fantasmes masculins. Cette grammaire est dangereuse, même dans des films qu’on adore. On ne l’a pas assez questionnée.
On ressent que cela a été longuement réfléchi. Outre vos comédiennes, avez-vous sollicité d’autres regards féminins ?
J. B. : Oui, dès la lecture. Et je me souviendrai toujours d’une phrase de Swann à Galatéa : « Mon personnage va te faire beaucoup de mal, mais moi, acteur, je te protégerai. » Ce jour-là, je me suis dit : on est tous sauvés.
Depuis quelques années, on parle beaucoup de coordinateurs d’intimité, à juste titre. Est-ce quelque chose qui fait partie de votre pratique ou qui a été envisagé pour ce tournage là ?
J. B. : J’y ai toujours fait très attention, par pudeur personnelle. J’ai toujours pris mille précautions. Et paradoxalement, j’adore filmer des scènes d’amour. Donc la coordination d’intimité, je l’ai intégrée depuis longtemps, avant même qu’elle ne devienne une norme. Si les acteurices la demandent, ils l’auront. Mais jusque-là, ils ne l’ont pas demandée avec moi, car tout est discuté en amont, rien n’est forcé. Et contrairement à ce qu’on imagine, ce sont souvent des scènes qui se passent très bien : parce qu’elles sont chorégraphiées au millimètre, à l’inverse d’autres scènes plus « libres ».
Sur la forme maintenant : La Condition est très sensoriel, très texturé, avec les blancs, la lumière crue, ces pièces glacées. Comment cette esthétique vous est-elle venue ?
J. B. : Je me suis laissé aller. Je théorise très peu cela. Mais il y avait un point commun entre Galatéa et Louise : elles portent quasiment la même chose tout le film. Galatéa est habillée en bonne, Louise en blanc. Comme si, malgré les classes sociales, elles partageaient une même condition : ne pas faire de vagues, ne pas se singulariser.
Pour la lumière, l’éclairage à la bougie, les lampes à pétrole : c’est beau immédiatement avec les caméras numériques. Juste, simple, et beau. Ensuite, évidemment, cela évoque des peintres. Mais je n’avais pas d’influence précise en tête. J’ai revu Barry Lyndon — pour la blague, mais ce n’est pas une blague : c’est un immense film. Leur audace était folle. Nous, c’était moins audacieux, mais il fallait quand même apprivoiser ce langage.
Quand on est familier de votre travail, on s’attend à de la tendresse, à quelque chose de plus contemporain… Là, c’est un film différent de vos œuvres récentes, c’est très étouffant.
J. B. : C’était voulu. Les pièces étroites, les petits couloirs, les escaliers, les verrous… Et cette fin, sans rien dévoiler, que je voulais politique. Adapter cette histoire en 2024, je ne voulais pas finir « comme chez Maupassant ». Je voulais faire autrement.

Jérôme Bonnell & Swann Arlaud pour Le Bleu du Miroir © Thomas Laisné
On ne la dévoilera pas, mais c’est effectivement une fin sublime. Galatéa disait tout à l’heure : dans La Condition, il y a plusieurs conditions — masculine, féminine, sociale. Ce titre vous est venu tard ?
J. B. : Très tard. Amours, le titre du roman, m’est apparu comme trop polysémique et trop réducteur pour le film que je voulais faire. La Condition s’est imposé après des listes interminables. Cela contenait tout : la condition masculine, la condition féminine, la condition sociale.
Pour finir, une question pour Swann : vos rôles récents interrogent souvent le juste, l’injuste, les rapports de domination, l’intime et le politique. Est-ce un fil conducteur conscient ?
S. A. : Pas vraiment conscient. Je vois le lien entre intime et politique, oui, mais je ne fais pas de choix politiques. J’y vais à l’intuition. Les scénarios qui me touchent sont rares. Il faut qu’ils me provoquent quelque chose de fort, émotionnellement ou intellectuellement. Et puis, il faut que ce soit un terrain où je ne suis jamais allé : un endroit légèrement dangereux. Quand je me dis : « Je ne sais pas si j’y arriverai », alors ça devient intéressant.
Peut-être qu’avec du recul, on pourrait tracer une ligne. Les questions de domination me touchent, oui — hommes/femmes, riches/pauvres. Mais ce n’est pas un calcul. Quant à l’image que les gens ont de moi après Anatomie d’une chute, je pense que c’est justement intéressant de la dérouter. Le risque de ce métier, c’est que le public vienne voir l’acteur avant le personnage. J’ai envie que le personnage passe d’abord.
J. B. : C’est rare, en France, cette démarche. On aime beaucoup les acteurs en tant qu’acteurs. Mais Swann a cette capacité, comme Piccoli ou Trintignant, d’aller à des endroits totalement inattendus d’un film à l’autre. C’est précieux.
Entretien réalisé à Paris en décembre 2025






