LA TOUR DE GLACE
Années 1970. Jeanne fugue de son foyer de haute montagne pour rejoindre la ville. Dans le studio où elle s’est réfugiée, la jeune fille tombe sous le charme de Cristina, l’énigmatique star du film La Reine des Neiges, son conte fétiche. Une troublante relation s’installe entre l’actrice et la jeune fille.
Critique du film
Effets kaléidoscopiques, lentille arrondie et cadre distordu : pas de doute, l’ouverture du long-métrage de Lucile Hadžihalilović est une porte vers l’imaginaire, une entrée dans un monde onirique au cœur d’un film aux préoccupations parfois étonnamment terrestres. Si la découverte, à la sortie d’un dressing, d’une terre enneigée gouvernée par une reine stricte rappelle sans conteste la saga Narnia, c’est pourtant bien du conte originel de la Reine des neiges que le film tire son inspiration fantastique. Il n’y a d’ailleurs pas tant d’écart entre ces deux œuvres, dont la nature de contes constitue justement le cœur de La Tour de Glace. Telle une fleur de givre renvoyant de multiples reflets, le film ne se contente pas d’une linéarité évidente : les jeux de miroirs sont constants, qu’il s’agisse des deux protagonistes à l’écran ou, plus abstraitement, des codes du récit de la princesse vouée à devenir reine, bien souvent en remplacement de la souveraine précédente.
Cette hiérarchie monarchique est mise au service d’un projet plus parlant : la confrontation entre deux femmes presque aux antipodes. Si la rivalité n’est pas aussi perverse que dans le très réussi May December de Todd Haynes, ni aussi frontale que dans The Substance de Coralie Fargeat, elle dégage malgré tout un sentiment similaire. La légendaire Reine des neiges y est idéalisée, décrite comme une étoile filante inarrêtable, une caractérisation allant presque au-delà du scénario. Le choix de Marion Cotillard pour incarner cette diva donne à son rôle un double sens. Son personnage y est alors tyrannique, plus reine du plateau que reine des neiges. Face à elle se dresse Jeanne, se faisant passer pour « Bianca ». Dans le rôle qu’elle obtient comme dans son identité originelle, le personnage de Clara Pacini entame une véritable quête initiatique, à la fois en tant que pupille de la reine et protégée de la star.
S’instaure alors un constant jeu de regards : « Bianca » se rapproche au plus près de la reine, remplaçant les figurantes du tournage, leur volant apparence et talent, tandis que Jeanne, dans sa personnalité première, se tourne vers l’actrice, espérant y trouver la figure maternelle qui lui manque. Si le film se brouille parfois dans ses intentions autour de cette quête de protection, l’ancrage dans le conte amène la substance qui fait défaut à l’écriture. Loin de seulement s’inspirer de Hans Christian Andersen, le récit réel se confond bien souvent avec le fantasmagorique. Jeanne est autant Petit Poucet au départ que Blanche-Neige sur le plateau de tournage. Les références abondent : sommeil éternel, baiser salvateur — à ceci près qu’ici la dualité s’opère entre deux femmes. Adieu prince charmant : le conte se contente d’une princesse en mal d’amour maternel et d’une souveraine en mal d’amour tout court.

Mais que serait la reine sans royaume ? À cette question, La Tour de Glace joue sur les doubles sens. Le plateau de tournage est à la fois terre féerique et terrain du réel. De nombreux surcadrages créent une nouvelle réalité : le décor filmique, intradiégétique, s’enfonce toujours plus dans les failles du conte. Les projecteurs s’effacent vite, tout comme réalisateur et caméras ; il ne reste qu’une étendue glaciale où se dresse une tour immense, rappelant les histoires populaires des frères Grimm et leurs héroïnes enfermées dans de semblables édifices. La terre des neiges est à l’image de sa maîtresse, scintillante autant que fragile. La glace sert de parfait intermédiaire entre « Bianca » et Cristina, catalyseur de leurs émotions (pures pour l’une, glaciales pour l’autre) autant que miroir. Le reflet est partout : quand Clara Pacini se grime aux couleurs de la reine, ou lorsque les deux femmes s’observent à travers un écran, vaste glace où s’opposent images du réel et visions fantasmées.
Véritable jeu entre imaginaire onirique et réel désenchanté, La Tour de Glace est un travail d’échos. Les éclats de glace renvoient des reflets fragmentaires des deux actrices, appartenant autant au film dans le film qu’à la réalité incrustée dans le long-métrage. Puzzle étrange et fragmentaire, l’œuvre de Lucile Hadžihalilović est un miroir brisé : comme l’étang glacé fissuré, chaque morceau est une partie de l’histoire, une fêlure de plus dans le cœur de glace de la reine. Être placide dont l’immense tour n’est jamais autre chose que la rançon du succès.
Bande-annonce
17 septembre 2025 – De Lucile Hadzihalilovic






