UNE BATAILLE APRÈS L’AUTRE
Ancien révolutionnaire désabusé et paranoïaque, Bob vit en marge de la société, avec sa fille Willa, indépendante et pleine de ressources. Quand son ennemi juré refait surface après 16 ans et que Willa disparaît, Bob remue ciel et terre pour la retrouver, affrontant pour la première fois les conséquences de son passé…
CRITIQUE DU FILM
On pourrait dire à peu près la même chose de tous les films de Paul Thomas Anderson. Lorsque les personnages apparaissent dans Une bataille après l’autre, c’est au crépuscule d’une révolution qu’ils auraient eux-mêmes érigée. Le monde, contemporain mais difficile à situer précisément, est déjà fait d’antagonismes. Perfidia Beverly Hills (Teyana Taylor) et Bob (Leonardo DiCaprio) ont déjà choisi leur camp. Mais à la naissance de leur fille, leur vie bascule : que restera-t-il de leur Révolution ?
THE REVOLUTION WILL BE FILMED
There Will Be Blood avec la ruée vers l’huile, Magnolia avec la mort du vieillard, ou Inherent Vice, situé dans un Los Angeles post-Charles Manson, avaient déjà posé les bases de cet édifice théorique en réfléchissant sur les territoires — spatiaux ou mentaux — façonnés par des arrivistes et des laissés-pour-compte profitant d’une brèche historique. Mais Une bataille après l’autre pousse le curseur à son point culminant, en tissant un récit choral où l’idéal d’un monde meilleur entre en tension avec le microcosme d’une famille en crise.
Les rébellions initiales des contestataires laissent place à une réflexion poignante sur la parentalité, l’héritage politique, culturel et social que l’on transmet à autrui, mais aussi sur notre propre comportement face aux fantômes du passé. L’allusion au poème ironique de l’auteur afro-américain Gil Scott-Heron, The Revolution Will Not Be Televised, prend alors tout son sens : ses anaphores et répétitions appuient les énumérations du poète, et rappellent que les changements n’appartiennent pas qu’à un seul petit groupe. Par extension, la « révolution » au sens astronomique renvoie à l’idée de « faire le tour », de redéfinir la position d’un astre vis-à-vis du point central autour duquel il gravite. Ce n’est pas un hasard ni une raillerie discursive si Bob insulte un révolutionnaire dit « progressiste » ou se dispute avec un camarade de classe de sa fille : cela figure la fin de ses idéaux avortés, et permet à Anderson de suggérer, par moyens détournés, l’ébauche d’une Révolution portée par la nouvelle génération, dont Bob ne sait rien et dont il se détourne.

LES MIROIRS DÉFORMÉS
À l’inverse, le racisme et les crimes d’État s’institutionnalisent ; les camps d’internement d’immigrés cèdent la place à une cruauté encore plus diabolique. Lorsque Bob aide Perfidia au début, il paraît autant soucieux de la cause qu’il défend que désireux d’être vu par celle qu’il aime. Seize ans plus tard, le colonel Steven J. Lockjaw (Sean Penn, déjà favori à l’Oscar du meilleur second rôle), redoutable tortionnaire de l’US Army, se retrouve dans la même posture. À ceci près qu’il est passé de l’autre côté : il aime détruire, se moque des pertes civiles, mais nourrissait lui aussi l’ambition d’être aimé par cette femme noire qu’il pourchassait jadis.
Par ce miroir déformé, P. T. Anderson dépeint une situation à la fois ubuesque et terriblement proche de la réalité : « faire le bien » et « prétendre aimer » dépassent ici les cadres moraux, puisqu’ils sont institués par un ordre établi qui valorise certaines carrières et en diabolise d’autres. Lockjaw cherche, lui aussi, à accomplir sa Révolution : une révolution personnelle, forgée dans la rancœur et la haine, qui l’entraîne vers des décisions brutales, mais parfaitement légales.
LES MÉTAMORPHOSES
Le nouveau film de Paul Thomas Anderson se présente comme un mille-feuille thématique, qu’un seul visionnage ne suffit pas à embrasser. Mais son plus grand coup de génie réside dans le format choisi pour contenir toutes ses idées. La fresque de 2h40 promise se révèle être un road-movie polymorphe, oscillant entre stoner-movie absurde, drame intimiste et film d’action ininterrompu. La dernière heure et demie se résume en une triple filature ahurissante, qui étourdit autant par la lisibilité de l’action que par la haute tenue discursive de l’ensemble.

Cette diversité de formes permet aussi à Anderson, comme il le faisait déjà dans Magnolia il y a 25 ans, de provoquer une bascule des points de vue : dans la fuite de Bob se dessinent les regards de ses adjuvants, dont les revendications annexes prennent sens dans l’action collective d’échapper à Lockjaw. Celle-ci rend même le protagoniste passif, presque une éponge, donnant la sensation d’un film dont DiCaprio n’avait jamais prévu d’être le héros. Et sa fille Willa (Chase Infiniti, révélation du film) s’impose peu à peu, jusqu’à devenir l’enjeu central de la traque : d’abord par ce qu’elle est, mais surtout par ce qu’elle incarne.
À ce titre, Une bataille après l’autre porte bien son nom : ce n’est pas un film « moderne », encore moins « actuel », mais un film sur les révolutions familiales et politiques. Paul Thomas Anderson y met en exergue un changement de paradigme générationnel et identitaire dans un monde au bord du gouffre, qui s’enfonce sous le joug d’un pays de plus en plus autoritaire, mais où les contestations salutaires ne cessent de renaître, nécessaires et vitales.
Bande-annonce
24 septembre 2025 – De Paul Thomas Anderson
Avec Leonardo DiCaprio, Teyana Taylor, Sean Penn et Chase Infiniti






