LAKE MUNGO
Endeuillée par le disparition de leur fille une famille se retrouve confrontée à d’étranges événements paranormaux.
Critique du film
Longtemps resté inédit dans nos contrées, Lake Mungo de Joel Anderson trouve enfin le chemin des écrans français grâce au travail de l’éditeur vidéo ESC, qui offre au film, plus de 17 ans après sa sortie initiale, sa première édition DVD et Blu-ray hexagonale. Un petit événement en soi, tant ce faux documentaire australien, produit en 2008 pour moins de deux millions de dollars, a discrètement acquis au fil des années le statut de petite pépite du cinéma d’horreur, loin des clichés racoleurs souvent prêtés au genre du found footage.
Faux réel, vrais frissons
La forme du « docu-menteur » reste pourtant un exercice de mise en scène des plus périlleux. En cherchant à tout prix la sensation de réel, les réalisateurs qui s’y frottent s’exposent à de nombreux écueils susceptibles de briser à tout moment la suspension d’incrédulité du spectateur : étalonnage numérique maladroit imitant un rendu amateur, jeu d’acteurs faussement naturel, découpage trop ostensiblement au service de la narration… Les pièges sont aussi nombreux que les productions qui s’y sont laissées prendre. À cet égard, Lake Mungo s’impose d’emblée comme un modèle de rigueur. En multipliant les sources d’images — caméras HD, pellicule 35 et 16mm, Super 8, Mini-DV… — Anderson confère à son film une authenticité troublante. Surtout, il s’approprie les codes du reportage télévisé avec sobriété, sans jamais céder au sensationnalisme.
Présenté comme un document d’investigation, le film tente de percer le mystère de la disparition brutale d’Alice Palmer, adolescente évaporée lors d’une journée passée avec sa famille au bord du lac Mungo. Quelques jours plus tard, son corps est retrouvé noyé. Sidérés, ses parents et son frère Mathew sont bientôt confrontés à une série d’événements inexpliqués. Ils affirment ressentir la présence d’Alice dans leur maison. Des photos prises par Mathew semblent même révéler la présence de son fantôme…

Une base narrative aussi archétypale semblait ouvrir la voie aux effets horrifiques les plus éculés du genre. Or, Lake Mungo se refuse constamment à la surenchère et préfère recentrer son dispositif sur l’implacabilité des témoignages qu’il met en scène. Ce parti pris le rend paradoxalement plus crédible que bien des reportages de type true crime qui pullulent aujourd’hui sur les plateformes de streaming ; des enquêtes présentées comme « authentiques », mais constamment parasitées par des effets grossiers de mise en scène, tout droit hérités de la fiction, et dont le seul but est de maintenir artificiellement l’attention du spectateur.
C’est précisément dans son apparente froideur documentaire que Lake Mungo puise toute sa force émotionnelle. Anderson recompose peu à peu le récit d’une tragédie familiale dont la forme épouse parfaitement le véritable sujet du film : le deuil, ou plutôt son impossibilité. Le faux documentaire devient alors l’écrin d’un drame intimiste et universel où l’effroi naît moins des manifestations spectrales que du vide laissé par l’absence d’un être aimé, et de l’incompréhension que le chagrin impose à ceux qui restent.
Une image pour retenir l’ombre
Loin de la figure du spectre vengeur ou démoniaque, le fantôme de Lake Mungo évoque davantage le yūrei japonais : une âme en peine, perdue entre deux mondes, prisonnière du drame irrésolu de son existence. Alice Palmer ne semble pas revenir pour semer la terreur, mais parce que quelque chose, dans sa vie comme dans sa mort, n’a pas été dit, pas été compris, à commencer par elle-même. Le fantôme devient alors l’écho silencieux d’un traumatisme refoulé qui vient jusqu’à contaminer les vivants. Il ne hante pas seulement les lieux, mais également la conscience de ceux qui y demeurent et devient la projection de leur propre sentiment de culpabilité.

L’interrogation centrale du film autour de la présence, réelle ou fantasmée, d’une figure spectrale tapie au cœur même du photogramme, permet également à Anderson de questionner notre rapport aux images. À une époque où les réseaux sociaux n’avaient pas encore bouleversé notre manière de nous raconter, le réalisateur esquissait une réflexion quasi prophétique sur le rôle des images dans la construction d’une mémoire (individuelle et collective) recomposée et fragmentaire. En tentant de capturer sur pellicule le fantôme d’Alice et de spéculer sur les raisons de sa présence, ses proches reconstruisent une image d’elle qui s’éloigne peu à peu de la réalité. Alice devient progressivement une silhouette fictive, façonnée par la douleur et les non-dits de son existence, refoulés de son vivant mais ravivés après sa mort. Lake Mungo met alors en lumière cette tentative désespérée de l’être humain de combler l’absence par des projections visuelles et mentales, fussent-elles illusoires.
Œuvre à tiroirs tout en faux-semblants, Lake Mungo propose une méditation aussi poignante que terrifiante sur le deuil, la mémoire et l’indicible. Et si le film connut un échec commercial à sa sortie, il continue, petit à petit, de tourmenter les cercles cinéphiles du monde entier, inspirant au passage certains des meilleurs cinéastes de genre actuels, dont Mike Flanagan qui a largement reconnu l’influence de Lake Mungo sur The Haunting of Hill House. Sans doute le plus beau compliment auquel pouvait prétendre ce projet modeste et hanté : devenir, avec le temps, un fantôme lui-même — discret, insidieux, inoubliable.






