Olivier Assayas – CARLOS

OLIVIER ASSAYAS | Entretien

À quelques jours de la sortie de son nouveau film, Personal Shopper, qui lui a valu le prix de la mise en scène au dernier festival de Cannes, nous avons rencontré le cinéaste Olivier Assayas – auquel nous consacrons une riche et passionnante rétrospective depuis quelques mois.  

Vous avez dit : « Je n’ai jamais raisonné la présence de personnages féminins au centre de mes films. C’est un mouvement autonome qui m’y conduit, j’écoute mon désir, ma curiosité. » Vous retrouvez Kristen Stewart, deux ans après Sils Maria. Pouvez-vous dire que votre curiosité, votre désir de la filmer n’avait pas encore été pleinement satisfait ? 

Olivier Assayas : Absolument. Je ne l’aurais peut-être pas formulé comme ça mais, en réalité, c’est un choix qui s’est imposé. Je n’ai pas écrit Sils Maria en pensant à Kristen, mais plutôt pour Juliette Binoche. Il s’avère que je cherchais une actrice pour incarner cette jeune assistante américaine et cela s’est vite cristallisé sur Kristen – qui a apporté quelque chose de très particulier au film. Cela n’avait pas été pensé. Elle incarne alors un personnage plus unidimensionnel, elle n’a pas la complexité de Maria (l’actrice campée par J. Binoche – ndlr).

C’est vrai que j’ai eu l’impression de découvrir Kristen en tournant Sils Maria, de comprendre ce qu’elle savait faire, de connaître sa richesse intérieure, bien au-delà de ce que je pouvais imaginer. Cela a créé un désir de prolonger ce travail en lui donnant la possibilité de l’amplifier, de l’élargir. Je pourrais vous dire que Personal Shopper m’a permis de parvenir au bout de ce que je souhaitais étoffer et faire émerger chez elle, mais au final pas du tout. J’ai le sentiment que je pourrais très facilement la retrouver pour un troisième film sans avoir déjà tout dévoilé chez elle. 

On peut donc s’attendre à une troisième collaboration fructueuse entre vous et elle ?

O. A. : Oui, très certainement.

La place de la femme dans la société contemporaine est passionnante. Elle se réinvente.

Ce fut déjà le cas avec Maggie Cheung, mais on a le sentiment que vous aimez dédoubler votre regard de réalisateur, en combinant celui du spectateur sur la super-star et celui du cinéaste qui veut révéler la femme derrière l’actrice.

O. A. : Absolument, c’est un processus assez semblable. Ce n’était pas une volonté consciente, cela s’est imposé à moi – notamment avec Maggie. J’ai fait Irma Vep avant de la connaître. Nous nous étions croisé quelques fois mais j’avais une vision assez limitée, presque archétypale. Elle s’est beaucoup amusée à faire ce film, même si elle le trouvait frustrant, un peu limité. C’est pour cela que j’ai ensuite écrit Clean pour elle, afin de lui offrir l’espace nécessaire pour développer tout ce que l’on n’avait pas pu faire ensemble. Et je la connaissais d’autant mieux que l’on avait été mariés. Je regardais alors une autre personne, différemment. Cela m’a permis de compléter mon regard sur elle. Il se trouve que nous n’avons pas eu l’occasion de prolonger, pour diverses raisons, mais il y avait matière à… 

Dans un paysage cinématographique où encore seulement un quart des rôles principaux sont tenus par des femmes, en racontant l’histoire d’une jeune femme cherchant quelque part à s’émanciper d’un monde superficiel, ou encore en mettant en lumière une artiste pionnière, il y a une volonté plus engagée de votre part ? Est-ce quelque chose de conscient ? 

O. A. : Oui, cela finit par le devenir. Je ne le force pas. Mais je commence à mieux le comprendre. Profondément, je n’ai pas de mal à me définir en tant que féministe. Je suis convaincu que beaucoup du mal de ce monde contemporain provient de la problématique du machisme. Il existe une sorte de mal-être de l’identité masculine. Nous vivons une époque qui est plutôt celle des femmes davantage que celle des hommes avec une sorte de malheur masculin qui apparaît et qui conduit à l’expression d’une certaine violence en réaction, comme pour affirmer une virilité. Alors qu’au fond, la place de la femme dans la société contemporaine est passionnante. Elle se réinvente. Elle est du côté du renouveau, de la transformation du monde. Elle est toujours un facteur d’exploration de l’humain. Je finis par rationaliser ce besoin d’écrire de tels rôles féminins.  

Pourtant, depuis deux films, vous semblez vous amuser également à égratigner un peu les actrices… À en faire des monstres de narcissisme, à railler leur attitude de divas… Et pour autant, l’assistante est jouée par une immense star tandis que la célébrité est presque absente.   

O. A. : Sils Maria, c’est une comédie. J’ai laissé Juliette s’amuser. C’était l’occasion de faire preuve de recul, de jouer ironiquement sur sa propre image. On peut parler de cinéma à condition de le faire avec légèreté, avec drôlerie, sans que ce soit aux dépens du personnage. Les choses me viennent plus naturellement sous cette forme là.

Dans Personal Shopper, ce n’est pas vraiment une actrice, c’est une people. Elle est célèbre du fait d’être célèbre. Je la représente à peine d’ailleurs. Elle est dans la culture « people » de son époque. Elle m’intéresse davantage dans le fait qu’elle est invisible. J’aimais l’idée que Maureen (le personnage de Kristen Stewart) travaille pour quelqu’un que l’on ne voit jamais. C’est relativement courant de travailler pour des gens qu’on ne voit pas dans le monde contemporain. 

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Kristen Stewart et Olivier Assayas

Kristen Stewart alimente les rubriques people, aimante les paparazzi… Est-ce que cela a eu un impact sur le tournage ? Est-ce que cela a engendré des difficultés particulières ? Ou au contraire, trouve-t-elle une sorte de refuge sur un tournage comme celui-ci ? 

O. A. : C’est le plaisir d’avoir fait Sils Maria qui lui a donné envie de renouveler l’expérience, avec un rôle plus central. Elle le dit ainsi. Tandis que Sils Maria fonctionnait sur la dynamique entre deux personnages, c’était intéressant d’être au coeur de l’intrigue et de la fabrication de ce film-là. Elle est très attachée à la liberté sur un tournage, quelque chose de très spécifique qu’elle ne trouve pas forcément dans le cinéma américain. Être au coeur du processus créatif, dans une entreprise quelque part assez familiale. Il y a avait une continuité, un plaisir à se retrouver. Mais c‘était assez épuisant pour elle, nous n’avons tourné qu’en une trentaine de jours car le budget l’imposait. C’était éprouvant.    

Est-ce que sa forte popularité a été parfois un frein pour un tournage comme le votre ?  

O. A. : Non mais c’est un peu pénible car il faut s’assurer que l’équipe parvient à garder à distance certains fans. Je me souviens m’être agacé car, tournant certaines de mes prises en 360 degrés, rater une prise parce qu’on a des curieux qui rentrent dans le champ avec leur appareil photo devient assez rageant. Ce que nous avons tourné dans Paris s’est fait avec une caméra très mobile, dans un style quasi-documentaire. Il fallait vraiment avoir le champ le plus libre possible.

Nous avons tourné les deux tiers du film en République Tchèque, où il était plus facile de tourner en extérieur qu’à Paris. 

Certaines scènes de Personal Shopper évoquent le cinéma de Kiyoshi Kurosawa, dans leur manière d’intégrer le fantastique dans un environnement naturaliste sans rechercher véritablement le spectaculaire. Est-ce une influence ou non ?

O. A. : Disons que cela procède de quelque chose de semblable. Le Japon est une culture où le fantôme est très plaisant. On me demande souvent si je crois aux fantômes alors qu’en Asie la question ne se pose même pas : les fantômes sont là. Ils sont intégrés dans la société contemporaine. Je ne souhaitais pas transposer ça mais il y avait des affinités sur ce registre là. 

J’aime l’idée de faire un film où la problématique du fantastique n’est pas dans l’évidence. Ce n’est pas un artifice mais un élément d’exploration du monde. 

Quand j’injecte un élément de genre dans un film, c’est un acte de liberté.

Votre cinéma a souvent flirté avec le fantastique sans jamais y basculer réellement. Vous dites aimer utiliser des éléments de genre comme un peintre utiliserait différentes couleurs pour composer son tableau… Est-ce que ça vous tenterait de réaliser un « pur » film de genre ?

O. A. : Non, cela m’intéressait de faire un pas de plus dans un film comme Personal shopper, où c’est explicitement l’un des sujets du film. Je m’intéresse aux éléments de genre. Faire un film qui s’inscrirait dans le cadre du « genre », je trouverais cela restrictif. Quand j’injecte un élément de genre dans un film, c’est un acte de liberté qui permet de faire partir le film dans une nouvelle direction.

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Pensez-vous que cela peut dérouter le spectateur, voire même expliquer l’accueil mitigé reçu par le film à Cannes ? Que le public a besoin de codes plus clairs… 

O. A. : En partie, c’est possible. Quand on parle de fantômes dans les films d’Apichatpong Weerasethakul ou de Lav Diaz, c’est dans une autre culture, lointaine. On ne se pose pas la question. Quand tout à coup c’est inscrit dans le monde occidental, dans la vie quotidienne, on se pose la question car cela touche à l’intime. Chacun a sa propre opinion vis à vis de ces croyances-là. Je ne suis pas étonné que cela suscite des réactions diverses, c’est un sujet sensible.

Est-ce que ce fut un sujet dans votre équipe, avec vos comédiens ? 

O. A. : À titre personnel, j’ai une vision assez simple du surnaturel. Sur le tournage, la question ne se posait pas. On faisait les choses. Le fantastique c’est une façon d’expliquer notre propre inconscient, c’est notre perception subjective qui déforme le réel et le rend malaisant, étrange. Notre propre inconscient nous est mystérieux. 

Vous avez dit être parti, pour la première fois depuis longtemps, d’un point zéro pour écrire Personal Shopper, sans gestation particulière. Quand on sait que votre travail se nourrit très souvent de votre vie, cela veut-il dire que pour une fois votre film ne se nourrit que de l’instant présent, ou vos fantômes intérieurs sont quand même venus vous hanter en cours d’écriture ?

O. A. : Complètement. (Il réfléchit) J’ai du mal à vous répondre car forcément cela convoque quelque chose d’intime. C’est un film forcément déterminé par le moment où je l’ai écrit, par la façon à laquelle j’ai ouvert la porte à certaines choses. Le film est plus noir que la majorité de ceux que j’ai pu faire. J’avais besoin de me libérer. 

Je me souviens d’un film de Philippe Garrel dont l’une des répliques m’avait marqué. À un moment donné, un jeune garçon se plaint à son père que sa copine l’a quitté, qu’il va très mal. Son père lui répond « Tu en feras un film« . Et le fils répond : « Mais mon film n’est pas une poubelle !« . (Il rit) J’ai toujours pensé qu’il ne fallait pas utiliser les films que l’on fait comme des déversoirs mais il peut y avoir quelque chose de libérateur. J’avais le besoin de faire ce pas supplémentaire où l’inconscient deviendrait le personnage principal du film. Je n’analysais pas cette nécessité mais je la percevais très bien. 

Vous écrivez de manière très instinctive, pour autant vos films sont souvent très documentés et peuvent évoquer des références culturelles parfois très pointues comme le travail d’Hilma Af Klint ou encore une partie assez méconnue de l’œuvre de Victor Hugo. Est-ce que ce sont des références que vous aviez déjà en vous ou sont-elles le fruit d’un travail de recherche en parallèle de l’écriture ? 

O. A. : Les deux. Le surnaturel est quelque chose qui m’a toujours intéressé, depuis l’enfance. J’ai toujours été fasciné et terrifié par ce sujet. Je me suis toujours intéressé à la magie noire, par exemple, et à comment celle-ci a pu influencer la poésie symboliste. J’avais écrit mon mémoire de maîtrise là-dessus quand j’étais étudiant et c’est resté ancré en moi.

De la même manière, j’ai été attiré par les écrits « spirit » de Hugo, par la peinture d’Hilma Al Klint quand on l’a découverte en 2013. Ce sont des éléments qui se sont agrégés au moment de l’écriture. Ils ne sont pas du fait d’une sorte d’érudition personnelle dans ces domaines-là mais ils ont trouvé leur chemin dans le film parce que je m’y intéressais à cette époque là. C’est en rapport avec une conviction que j’ai que l’on a parfois peur de parler de nos réflexions personnelles. Le cinéma peut avoir la capacité à restituer cela. La fiction n’est pas, selon moi, détachée de cette question. Nous sommes déterminés par ce que l’on aime, ce que l’on lit, ce que l’on pense. Je voulais que le personnage de Maureen ait ces questions-là, d’autant plus que c’est un personnage isolé. 

Vous avez écrit le scénario du prochain film de Roman Polanski, D’après une histoire vraie. Vous n’aviez pas écrit pour un autre que vous-même depuis Alice et Martin d’André Téchiné. Qu’est-ce qui vous a attiré dans ce projet, qui est par ailleurs une adaptation alors que vous êtes plutôt habitué à écrire des scénarios originaux ?

O. A. : La proposition m’avait paru incongrue au départ. J’avais lu le livre mais je ne savais pas si j’en serais capable. J’ai beaucoup d’estime pour Roman Polanski mais je me demandais si je saurais l’adapter. Je n’avais pas envie de lui faire perdre du temps. Puis je me suis jeté à l’eau pour voir si j’étais aujourd’hui capable de le faire, vingt ans plus tard. J’étais intéressé par cette collaboration. À force de me replier sur ma propre écriture, pourquoi ne pas s’essayer à écrire pour quelqu’un d’autre ?

Etait-ce libérateur ?

O. A. : Quelque part oui. Je l’ai écrit dans un sentiment d’euphorie, d’évidence.

Aviez-vous déjà des indications sur la composition du casting, avant même de vous lancer dans l’écriture ? Je pense notamment à Eva Green qui tourne peu de films français.

O. A. : En effet. Assez tôt dans l’écriture, je savais que ce serait Emmanuelle Seigner et vraisemblablement Eva Green. J’ai pu intégrer cela.

On sait que vous avez parfois eu par le passé des relations tendues avec l’industrie du cinéma. Si le projet commence à ré-émerger, on se souvient que vous aviez dû abandonner le projet Idol’s Eye quelques jours avant son tournage faute de financements. Qu’est-ce qui fait qu’aujourd’hui un film avec Robert De Niro, Robert Pattinson et Rachel Weisz a du mal à se monter ?

O. A. : Dans un premier temps, il ne se monte pas car on travaille avec un financier américain complètement irrationnel. Il y a une erreur dès le départ. Un mauvais choix. On se retrouve prisonnier d’un contrat avec quelqu’un de dangereux, complètement fou. On parle de quelqu’un qui, un mois plus tard, a stoppé un tournage d’un film avec Bruce Willis.

Ce qui s’est passé sur Idol’s eye n’arrive quasiment jamais. Nous l’avons interrompu car cela coûtait plus cher de le poursuivre que de l’arrêter en cours de route. Ce producteur avait une fortune personnelle, héritée de sa famille. Il jetait son argent dans le cinéma comme on pourrait le faire au casino. Il n’y avait aucune logique.

Aujourd’hui, cela devrait se faire mais rien n’est encore acquis. Toute cette mésaventure fait que l’on se traîne un véritable boulet et, si le film se fait, il faudra rembourser certaines sommes assez importantes. Ce sera un film long, un film d’époque. Forcément, cela coûte cher. 

Entre temps, il y a eu ce choix de Sylvester Stallone dans le rôle principal… 

O. A. : C’était mon premier choix. À l’époque, les producteurs ne le voyaient pas dans un film d’époque, en costume. Ils étaient trop sceptiques et m’ont recommandé Robert De Niro. Je le trouvais plus conventionnel dans le rôle – un chef de la mafia, c’était plus attendu – mais il est difficile de refuser un acteur comme Robert De Niro. Je le connaissais depuis notre participation au jury cannois. Nous avons fait un gros travail de préparation ensemble, quasiment scène par scène. C’était très poussé. Quand le film ne s’est pas fait, il était très déçu. Désormais, il n’est plus très disponible. Entre temps, Sylvester Stallone a été nommé pour Creed et sa côte est remontée, il devenait crédible dans mon projet. On me demande comment j’ai pu avoir cette intuition mais cela m’amuse beaucoup car Sylvester Stallone tourne depuis plus de trente ans, il a eu de très bons rôles.  

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Entretien réalisé à Paris le 5 décembre 2016. Propos recueillis et édités par Thomas Périllon.

 Remerciements : Olivier Assayas, Monica Donati, Fabien & Fabien.



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