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DENIS MENOCHET | Interview

Actuellement à l’affiche de Peter Von Kant, et bientôt aux côtés de Marina Foïs dans l’impressionnant As Bestas de Rodrigo Sorogoyen, le comédien Denis Ménochet a bâti une solide filmographie au gré de ses différentes collaborations hexagonales et internationales depuis la reconnaissance mondiale de Jusqu’à la garde. Rencontre avec l’une des figures désormais incontournables du cinéma français.

Grâce à quelle clé êtes-vous entré dans le personnage que vous interprétez dans As Bestas ?

C’est le décor qui m’a le plus aidé. J’ai demandé à Rodrigo Sorogoyen que l’on puisse dormir sur le décor, là où Antoine et Olga [Marina Foïs] vivent, pour ressentir leur environnement. J’aime beaucoup sentir les odeurs très tôt le matin. Je voulais essayer de comprendre les choses vraies qui les entourent, l’odeur de la terre au réveil. C’était important pour moi. Quand tu sens l’herbe coupée, tu comprends que c’est le printemps. Il y a une forme d’animalité dans le personnage qui me parlait, et c’est par-là que je suis entré.

La dimension physique du rôle vous a-t-elle attiré autant que le texte ?

Je voulais travailler cette dimension physique en allant vers quelque chose d’animal,  un peu comme un buffle. Mais ce qui m’a attiré dans le projet, c’est Rodrigo Sorogoyen.

Au-delà de l’animalité, il y a également une violence psychologique qui sourd et bouscule le récit.

Rodrigo Sorogoyen ne fait que ça : il prend toujours le contre-pied et ne va jamais là où on pense aller. Au-delà de rester dans quelque chose de très physique, ce qui était intéressant dans son approche était de ne pas juger, de pouvoir comprendre les circonstances dans lesquelles se trouvent tous les personnages. Il n’y a jamais de réponse unique. Dans la grande scène que je joue avec les deux frères, on comprend les deux points de vue et je ne sais pas où me placer. En tant que spectateur, je me dis qu’on ne sait pas qui a tort et qui a raison. Ensuite, forcément, en tant que personnage, je « défends » mon personnage.

Denis Menochet et Rodrigo Sorogoyen

Comment interprétez-vous sa démarche, qui consiste à avancer tout en ayant la sensation qu’un danger approche ?

Pour revenir aux animaux, Antoine est comme un animal venu s’installer dans un autre endroit que le sien, il se promène dans la montagne avec son chien… Nous sommes des gens qui sont presque en train de coloniser un espace, mais il y a une différence entre la façon dont sa femme et lui abordent le conflit. C’est un ancien professeur, il s’est passé des choses avant qui font que quand on le voit la première fois, il est un peu intimidé. Mais quand il commence à filmer, à être obsédé par le fait d’avoir raison et de vouloir prouver qu’on lui fait du tort, il a un côté très masculin, presque guerrier. « Je vais gagner, c’est mon territoire, c’est chez moi », ce qui n’est pas du tout la façon dont le personnage d’Olga va aborder les choses à son tour. C’était assez excitant de dire : « C’est moi qui ai raison ! »

Est-ce qu’un rôle peut vous sortir de vous-même, ou vous faire accéder à une partie de vous-même que vous ne connaissiez pas ?

Parfois, quand c’est très physique, je découvre des facettes de moi-même que je ne connaissais pas. Je pense à Jusqu’à la garde, qui m’a emmené dans des endroits de colère où je n’avais jamais été, parce qu’on ne s’autorise pas ça dans la vie. Mais ce que j’aime surtout, c’est faire des métiers différents, et rencontrer des gens dans d’autres pays. Ça m’apporte beaucoup dans ma vie, au-delà du rôle.

Dans un entretien, vous avez dit que vous vous considériez comme un instrument de musique à disposition de la partition des cinéastes. Dans As Bestas, coller à cette partition dans une autre langue que la vôtre a dû vous demander encore plus d’exigence ? Mais vous avez des origines espagnoles ?

Non, mais j’ai passé un peu de temps à Buenos Aires. Mon arrière-arrière-grand-oncle était parti au Chili avec sa femme pour dompter des cheveux sauvages et les vendre à l’armée. Jouer en espagnol était très dur, c’était un vrai défi, mais j’adore travailler le maximum possible pour que ça devienne une seconde nature, et être libre de jouer. Et surtout pour pouvoir jouer face à des acteurs espagnols incroyables, notamment les frères, Luis Zahera et Diego Anido, qui sont assez imprévisibles. Il fallait être précis non seulement dans le texte mais aussi dans l’écoute, tout ce que j’aime !

Est-ce que Rodrigo Sorogoyen est lui-même imprévisible sur le tournage ?

C’est un réalisateur très couillu. Il fait un ou deux plans, il est satisfait, il dit hecho [« coupez »] et on enchaîne. Je lui demandais : « Tu es sûr ? Tu as ce qu’il te faut ? » Il est assez sûr de ce qu’il fait. C’est un très bon capitaine. En plus, il est drôle. Il est exigent sans jamais mettre une mauvaise ambiance. Il connaît son équipe et sait ce qu’il veut. Les conditions étaient particulières, le temps change vite en montagne et la lumière compte beaucoup. Ça allait parfois assez vite, juste un plan pour une scène.

Au cinéma en ce moment, on peut vous voir dans Peter von Kant de François Ozon, dans lequel vous incarnez le cinéaste allemand Rainer Werner Fassbinder. Vous traversez de nombreuses émotions, mais c’est en même temps un film qui montre son artifice. Ressentiez-vous cette théâtralité sur le plateau ?

Mon travail consiste à être dans les circonstances. Je me les approprie à travers le texte. Quelque part, je me divorce de Fassbinder, je me divorce d’Ozon et je me divorce même de la théâtralité du décor voire des costumes. Ce que je fais, c’est de l’instrument, le texte et les circonstances. Mon personnage est obsédé par Amir, peut-être qu’il a pris de la drogue, peut-être qu’il est bourré ; c’est ce que j’ai essayé de mettre dans le rôle en le jouant à fond.

Comment l’équilibre du personnage est-il né, à la fois ogre et enfant, destructeur qui n’est rien sans l’amour des autres ?

C’est peut-être le prisme de mon humanité. J’ai sans doute un côté costaud et enfantin, une sensibilité et une force, mais ça ne m’appartient pas, c’est comme ça que vous le recevez. Je le fais pour vous, donc tant mieux ! Tout ce qu’il faut faire, c’est ne pas avoir peur d’y aller. Parce que c’est quand même François Ozon, un metteur en scène qui a fait deux ou trois films pas mal, et que c’est le texte de Fassbinder, j’ai une telle confiance que je suis prêt à me foutre à poil ou à péter un câble. Ça s’appelle « Les larmes amères », donc il faut aussi aller dans les larmes, il ne faut pas avoir peur de ça.

As Bestas tournage

Vous prenez beaucoup de risques en tournant avec des cinéastes issus de différents pays, en jouant dans différentes langues. Nous vous retrouverons bientôt dans Disappointment Blvd. d’Ari Aster. C’était une nouvelle façon d’explorer le cinéma international ?

Quand Ari Aster m’appelle, c’est déjà improbable. Je lui dis : « Pardon ? » Comme Rodrigo Sorogoyen, Ari Aster m’a vu dans Jusqu’à la garde, ce film voyage et inspire de jeunes réalisateurs. Je ne peux pas vous raconter le film, ce serait dommage que vous ne vous le preniez pas en pleine gueule comme moi je me le suis pris ! Ari Aster est un chef d’orchestre qui connaîtrait toutes les musiques du monde. Il a une faculté très impressionnante à avoir une vision des choses, même dans les moindres détails du décor. Avec son chef opérateur Pawel Pogorzelski, il fait des plans qui mélangent les films d’horreur de la fin des années 70-80 avec des éléments très modernes. Parfois, l’équipe entière s’arrête de travailler pour regarder le plan parce que, sans être monté, ça te provoque déjà quelque chose… Je n’ai jamais vu ça. Vraiment, c’est un énorme what the fuck. Tous les jours, on prend une claque. C’est d’un niveau que je n’ai jamais vu. Et je n’ai jamais observé autant de gens enthousiastes suivre un jeune homme qui a fêté ses 35 ans sur son troisième film.

Ce sont des cinéastes comme lui qui nous prouvent que tout n’a pas été fait : le cinéma peut être encore inventif.

On a toujours dit que « le cinéma est mort », depuis au moins les années 70, mais en fait, il y a des gens comme Ari Aster qui ont absorbé tellement de choses, au cinéma mais aussi en littérature, en musique, qu’ils le ressortent avec une force absolument incroyable. Et je me dis qu’il va inspirer d’autres personnes après lui. Dans 50 ans, on aura presque fait des films muets par rapport à ce qui se fera.

Ces cinéastes vous ont choisi parce qu’ils vous ont vu dans Jusqu’à la garde (Xavier Legrand, 2018). Dans quelle mesure ce film reste-t-il encore en vous ?

C’est un cadeau, un tournant, et peut-être aussi une suite logique. Ce film fait partie de mon parcours, c’est un vrai moment dans mon travail. Une rencontre avec Xavier Legrand, Léa Drucker, qui est partie d’un court-métrage. On n’a pas à rougir, on n’a rien volé à personne et on mérite ce qu’il s’est passé. C’est beau de voir que ce film vit encore aujourd’hui.


Propos recueillis et édités par Victorien Daoût pour Le Bleu du Miroir



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