west-side-story

WEST SIDE STORY

Dans le West Side, bas quartier de New York, deux bandes de jeunes s’affrontent, les Sharks de Bernardo et les Jets de Riff. Un ex des Jets, Tony, s’éprend de Maria, la sœur de Bernardo.

UN MONUMENT THÉATRAL AU CINÉMA

Transposition du destin tragique de deux célèbres amants de Vérone en spectacle urbain contemporain dans les rues de New York, West Side Story pourrait se résumer par l’une des tirades shakespeariennes les plus connues : « L’amour est une fumée formée des vapeurs de soupirs : purifié, c’est un feu dans les yeux des amants, agité, une mer nourrie de leurs larmes ; et quoi encore ? La folie la plus sage, le fiel qui nous étouffe, la douceur qui nous sauve. » Oeuvre monumentale née des talents combinés de quatre maîtres du musical, la richesse de ses thèmes et la créativité de sa mise en scène ne se sont jamais démenties à travers le temps – de sa production originale de Broadway à sa plus récente adaptation.

Porté pour la première fois à l’écran en 1961, Hollywood se trouvait alors à un moment charnière de son histoire, à l’heure où les numéros enjoués de Fred Astaire et Ginger Rogers ne remplissaient plus les salles de cinéma. Une étrangeté que les sociétés de production peinaient à comprendre, tant la comédie musicale plaisait encore – et notamment au théâtre, où le succès « Tony-truant » de West Side Story s’expliquait à la fois par ses chansons, ses séquences de danse et sa vitalité, mais également une ambition musicale générale sans précédent. Grand amoureux de l’opéra, ayant dirigé Maria Callas à la Scala de Milan, Leonard Bernstein avait en effet réalisé sur les planches américaines ce que Giuseppe Verdi avait fait pour la scène italienne un siècle plus tôt : créer un grand moment de théâtre populaire moderne.

Ce fut The Mirisch Company qui, fondée en 1957 (soit la même année de sortie de la pièce) par les frères Walter, Harold et Marvin, racheta les droits du spectacle avec la ferme intention d’en tirer une grosse production, malgré l’évidence des risques commerciaux. Contrairement à la récente proposition de Steven Spielberg, les acteurs n’interprétaient pas eux-mêmes les numéros mais étaient doublés soit par les chanteurs chevronnés mais non crédités au générique que sont Marni Nixon et Jimmy Bryant, soit lorsque les acteurs ne « pouvaient pas atteindre les notes demandées », comme ce fut le cas de Rita Moreno dans le numéro « A Boy Like That » doublé par Betty Wand, répétitrice sur le tournage. Choisi pour son expérience dans de nombreux registres, Robert Wise (Le jour où la terre s’arrêta, Hélène de Troie ou encore Le coup de l’escalier) pris d’abord seul les rênes du projet, avant de partager son fauteuil avec Jerome Robbins, chorégraphe de l’oeuvre originale. Malgré la différence de tempérament des deux hommes – le perfectionnisme exacerbé de Robbins allant jusqu’à lui coûter sa place de coréalisateur, et contrastant violemment avec la bienveillance quasi paternaliste de Wise, les archives et souvenirs de tournage témoignent tous du même esprit qui semblait de mise sur le plateau : mettre en images une expérience d’un genre nouveau.

West Side Story

DANSONS DANS LA RUE

A l’image de son plan d’ouverture, survolant la ville de New York à la verticale et marquant d’emblée une rupture inédite avec toute production précédente, West Side Story frappe par sa capacité à raconter son histoire par le mouvement des corps en musique.

Le prologue, soit dix premières minutes totalement muettes où seul résonne l’incessant claquement de doigts des Jets et des Sharks qui se mue progressivement en un numéro de danse extrêmement physique, symbolise autant leur jeunesse que leur besoin viscéral de marquer leur territoire. Filmée dans les rues de New York sous de multiples angles – allant jusqu’à creuser des trous dans le sol pour marquer plus encore la domination des deux gangs rivaux sur le quartier qu’ils se disputent, la chorégraphie de Jerome Robbins est millimétrée jusque dans les coupes de montage, qui s’effectuent au rythme des compositions en triton de Bernstein – augmentant la tension. Les façades des ruelles et leur asphalte, taggués alternativement des noms des deux gangs, participent au dynamisme permanent de l’action, la narration s’appuyant sur tous les éléments du film comme un corps à part entière, tout entier dévoué à créer une ambiance urbaine et organique.

Cette introduction passant un contrat tacite de compréhension de son univers avec le spectateur, le film réussit dès lors le pari extrêmement risqué de mettre sur un pied d’égalité lignes de dialogues et pas de danse, donnant à chacun des protagonistes de l’histoire un style bien défini qui permet de les reconnaître sans avoir recours à des répliques percutantes. La scène de bal est autant un terrain de confrontation culturel entre les deux communautés (jazz et swung blues pour les américains, paso doble et mambo pour les porto-ricains), que l’illustration d’un coup de foudre éclipsant les différences entre les deux futurs amants – Maria et Tony dansant sur une mélodie mêlant rythmiques de cha-cha et violons des orchestrations filmiques typiques des classiques hollywoodiens.

Enfin, tandis que la scène de l’affrontement physique entre Jets et Sharks marque un tournant dans la chorégraphie d’action, en ce qu’elle est l’une des premières à faire l’objet d’une écriture comme telle que les acteurs doivent mémoriser comme un échange dialogué et accompagné en répétition piano, la scène du numéro Cool – dont l’ordre d’apparition dans le récit diffère de la production originale de Broadway – est un mélange subtil de danse contemporaine et de jeu d’acteurs. Une valse angoissante, où les corps se tordent sous la montée d’adrénaline que procure l’envie de vengeance tandis que les visages striés de larmes symbolisent le deuil et le désarroi dans lequel sont plongés ces jeunes sans repères à la mort de leur leader.

West Side Story

AMER-ICAN DREAM

A la modernité de sa mise en scène, jouant sur les distorsions des couleurs et les contrastes des costumes, West Side Story associe également la dépeinte d’un propos éminemment politique et social qui, des années après, résonne encore avec une fulgurante actualité. Si l’on se doit de reprocher au film de ne pas avoir respecté la représentation légitime des ethnies qu’il met en scène – Rita Moreno étant la seule actrice Latina castée, et les autres acteurs du clan des Sharks ayant dû ostensiblement foncer leur maquillage – le scénario adapté d’Ernest Lehman accentue la dénonciation du racisme à l’égard des générations d’immigrés.

Ainsi, dans une scène extrêmement tendue où Sharks et Jets se retrouvent dans le candy store du vieux Doc pour mettre au point les détails de leur bagarre à venir, la discussion se voit brusquement interrompue lorsque le lieutenant de police Schrank fait irruption dans le négoce. Sous couvert d’empêcher la confrontation entre les deux gangs et préserver la paix des rues, le personnage se délecte de piques d’abord condescendantes à l’égard du personnage de Bernardo, leader des Sharks, puis bascule dans un discours incitant à la haine raciale en chargeant implicitement Riff, leader des Jets, de « nettoyer pour lui les rues de la vermine espagnole. » Plus subtil mais tout aussi violent, le discours du personnage de Glad Hand supervisant le bal, qui tente de faire abandonner leurs danses « lascives et agressives » aux jeunes porto-ricains au profit de danses standards « pour jeunes gens bien élevés. » Un commentaire acerbe sur les tentatives d’intégration forcée des populations immigrées, venues pourtant trouver leur rêve américain.

West Side Story

De ce fait, le numéro iconique du film, « America » – où éclatent les talents de George Chirakis et Rita Moreno, tous deux récompensés de l’Oscar du meilleur second rôle – est une formidable séquence où se cristallisent désillusions et espoirs de ces jeunes gens ayant tout quitté pour trouver un avenir meilleur. De plus, alors que dans la version de Broadway, il s’agissait d’un numéro interprété exclusivement par les femmes porto-ricaines, la version cinéma choisit d’en faire un numéro de chassé-croisé entre les hommes et les femmes Sharks où, sous couvert de jeux de séduction, le discours pessimiste des hommes s’oppose aux arguments positifs des femmes – confrontation d’un regard masculiniste qui voit d’un œil inquiété la libération des corps et voix des femmes. Un avant-goût du ton que prendra le film par la suite, où les hommes deviennent moins acteurs que spectateurs de l’action, tandis que les personnages féminins prennent une ampleur inégalée.

FEMMES DES ANNEES 61

Dans son dernier tiers en effet, le film de Wise et Robbins prend une dimension très noire – les éléments de la tragédie ayant été mis en place et attendant leur dénouement, tapis dans l’ombre des rues qui de lumineuses et pleines de vies, sont devenues froides et obscures. Amorcé par le morceau de musique vertigineux « Tonight : Quintet », la mort des deux leaders des clans sème la pagaille et renforce la cruauté masculine auxquels vont devoir face les grands personnages féminins de l’histoire.

West Side Story

Maria et Anita sont deux femmes qui savent ce qu’elles veulent, et qui s’expriment librement. Figurant parmi l’un des grands duos de sororité sur grand écran, leur amitié et les conséquences que l’action des hommes ont sur elles sert à de nombreuses reprises comme clé de voute du scénario – qui trouve son point culminant dans le numéro « A Boy Like That ». Toutes deux ayant perdu un être cher – Bernardo étant le frère de Maria et l’amant d’Anita – leur souffrance, loin de les séparer, les unie – Anita mettant en garde Maria contre un garçon qui « ne peut être capable d’aimer s’il tue », avant de promettre de l’aider à quitter New York avec Tony. Si cette promesse n’est finalement pas tenue, c’est parce qu’Anita perd définitivement sa foi dans le genre humain lorsqu’elle est victime des Jets – qui tentent de la violer. Sauvée in extremis par Doc, la scène démontre combien, à l’inverse des Sharks qui acceptent l’existence d’un point de vue féminin sur leur condition (quoiqu’avec modération…), les Jets, perçoivent quant à eux les femmes non pas comme des individus à part entière, mais comme un objet dénués de valeur, les relayant à un rang utilitaire. Ainsi, le corps d’Anita sert d’exutoire à leurs pulsions vengeresses, tandis que le personnage d’Anybody’s – tomboy rejeté par les Jets – finit par entrer dans leurs rangs lorsqu’il avertit des plans de Chino, fiancé de Maria, de sa volonté de venger Bernardo en tuant Tony.

Acte autant de vengeance que de protection, le mensonge d’Anita va précipiter la chute de l’histoire d’amour entre Tony et Maria – qui contrairement à la tragédie shakesperienne, ne rejoint pas son amant dans la mort. De jeune fille insouciante, Maria devient voix de grâce et de sagesse, forçant enfin Jets et Sharks à se réconcilier en brandissant symboliquement le revolver à leur encontre durant la seule séquence intégralement jouée sans numéro dansant du film : « je peux tuer, maintenant que moi aussi je connais la haine. » Si la mue de Maria n’est pas sans rappeler une figure de Madone, que Jenny Rivera souligne comme une image fréquemment utilisée pour décrire les femmes des communautés latinas, le final reste l’un des souvenirs les plus mémorables de tout le long-métrage.

West Side Story

Impressionnant de maîtrise technique, incorporant avec une fluidité déconcertante des numéros chantés et dansés dans une narration en images à juste titre récompensée pour sa photographie, West Side Story dépasse ainsi largement la simple réécriture du Roméo et Juliette de Shakespeare. Démonstration merveilleuse de la puissance de la musique au cinéma, la tragédie qui opère lentement devant nos yeux nous rappelle combien « chaque pierre tombale peut couvrir une histoire universelle. »


DÉCOUVREZ CHAQUE DIMANCHE UN CLASSIQUE DU CINÉMA DANS JOUR DE CULTE.




%d blogueurs aiment cette page :