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TOKYO GODFATHERS

A Tokyo, pendant les fêtes de Noël, trois amis sans abri trouvent un bébé abandonné et une mystérieuse clé annonciatrice de folles aventures.

CRITIQUE DU FILM

Entre la sortie en salles de Perfect Blue en septembre 1999, au moment de la grande déferlante de l’animation japonaise en France, et celle de Paprika en décembre 2006, auréolé par une prestigieuse sélection à la Mostra de Venise, il se trouve une curieuse période de sept ans pendant laquelle le réalisateur Satoshi Kon a été « oublié » par les exploitants français. Sorti timidement en vidéo lors de cette époque creuse, Tokyo Godfathers est certainement le long-métrage le moins plébiscité de son auteur, et reste aujourd’hui un peu écrasé par les deux chefs-d’œuvre qui ouvrent et concluent la – trop courte – filmographie de Kon. Pourtant, cette étrange comédie dramatique au cœur de la capitale japonaise se distingue non seulement par son sujet, mais aussi par son approche de la mise en scène : comme pour apprivoiser un nouveau public – celui qui serait réfractaire à ses habituels jeux entre différents niveaux de réalité –, Kon met de côté son immense capacité à signifier mille et une choses en seulement quelques images pour épouser la pureté et l’extraordinaire propres à la thématique du miracle. Par son récit totalement dégraissé et linéaire, il signe le plus atypique, le plus déglingué des films de Noël, donc forcément le meilleur.

​Reprenant les grandes lignes du mythe de la Nativité et des Rois mages, Tokyo Godfathers fait le pari de pousser l’idée, un peu guimauve, du miracle de Noël jusqu’à l’absurde. De ce fait, le récit prend la forme d’une suite de coïncidences et d’événements impromptus, qui se mêle au jeu de piste mené par les trois sans-abris Gin, Miyuki et Hana, pour retrouver la mère d’un bébé abandonné parmi des poubelles. Satoshi Kon joue la carte de l’inattendu et du rocambolesque, séparant et reformant le groupe au gré de leurs péripéties savamment rythmées, jusqu’à une énième course-poursuite, motif revenant dans tous ses films. La découverte, très tôt dans l’histoire, d’un paquet de couches et d’un biberon devant un monument aux morts marque le point de non-retour du film, qui s’affranchit d’une approche narrative strictement réaliste. Tokyo Godfathers invite gentiment à la folie douce de son récit, d’ailleurs dicté autant par le hasard que l’humeur changeante des protagonistes.

Tokyo Godfathers
Les réflexions sur le pouvoir qu’exerce l’image sur les individus et le monde, habituellement au cœur du projet esthétique de Kon, passent ici en arrière-plan, au sens littéral. Le trio de Tokyo Godfathers ne se débat pas avec des reflets ou plusieurs niveaux de réalité, pas plus qu’ils ne souffrent directement des dérives liées au domaine de l’image, comme c’était le cas de l’héroïne de Perfect Blue avec la question de la célébrité et du double. L’image, au lieu d’être au centre de l’intrigue, se retrouve rejetée au fond des plans, comme élément visuel inhérent aux environnements urbains : impossible de manquer l’omniprésence de la publicité, de banderoles, de panneaux qui vont même jusqu’à servir de supports pour le générique du film. La représentation la plus récurrente est, période de fêtes oblige, celle de la famille, à la fois stéréotypée et idéalisée, qui fonctionne comme une injonction silencieuse de se conformer à ce modèle. Bien que les trois compères n’y prêtent jamais vraiment attention, ces apparitions répétées soulignent subtilement leur rupture avec la société, leur manque affectif ainsi que l’attitude généralement négative des tokyoïtes, qui regardent les S.D.F. avec la même indifférence que les publicités.

​Cette solitude pousse naturellement les trois compères à former une famille de synthèse, soudée mais fortement brinquebalante. La diversité de leurs profils (un homme, une femme trans et une adolescente) donne l’opportunité à chacun de projeter inconsciemment ses aspirations relationnelles au sein de cette cellule recomposée : Gin a envie de se racheter auprès des deux autres pour le comportement irresponsable qui l’a conduit à quitter sa famille d’origine, Hana répond à son désir de maternité en s’occupant du bébé trouvé et en prenant Miyuki sous son aile, tandis que cette dernière cherche à reconstituer une relation saine avec ses parents biologiques à travers sa relation avec les deux adultes qui l’accompagnent. Leurs besoins affectifs se complètent donc, mais s’assemblent assez mal au cours du film puisque chaque personnage fait l’expérience de la mouvance et des contradictions de ses sentiments. Tokyo Godfathers montre ainsi avec beaucoup de beauté comment deux pièces de puzzle s’imbriquant parfaitement peuvent ne jamais se rencontrer : les sans-abris tiennent chacun aux autres mais ont beaucoup de mal à s’entendre et se comprendre.

​C’est dans leurs échanges, lors de parenthèses méditatives ou au contraire de franches disputes, que la question de l’identité, chère à Satoshi Kon, ressurgit le plus nettement. Si le mouvement général de l’intrigue concerne le vaste espace de la ville et les nombreuses péripéties et actions qui s’y déroulent, il existe également un mouvement à l’échelle des personnages reposant sur une dualité intérieur/extérieur : la projection de l’image qu’ils veulent renvoyer d’eux-mêmes, ou la réaction face à celle qu’un autre vient de produire. Qu’ils se traduisent par un revirement de l’attitude d’un individu ou le débordement soudain d’une émotion, ces moments de changement brusque d’image sociale, qui animent les personnages de l’intérieur, sont souvent utilisés comme élément supplémentaire de surprise et de comédie : par exemple lorsque Hana s’énerve et prend une voix masculine pour impressionner un interlocuteur peu coopératif. Ils prennent néanmoins un tour plus introspectif à quelques reprises (le passage où Miyuki, retombée sur des photos d’elle datant d’avant sa fugue, ne semble plus vraiment se reconnaître sur ces images), voire politique : le besoin de paraître exprime un certain amour-propre, un droit à la dignité que les trois sans-abris expriment malgré leur situation précaire.

​La grande qualité technique de l’animation participe beaucoup à l’expression de ces rapports entre image et intériorité, en particulier au niveau des visages : les traits sont exagérés, parcourus de mouvements étonnants, toujours en passe d’être déformés, et ils s’approchent en cela du cartoon, tout se tenant bien à distance de la limite avec la caricature. Cette démarche est totalement inédite dans la filmographie de Satoshi Kon, qui privilégie habituellement une expression assez neutre et réaliste. Peut-être est-ce le directeur de l’animation, Kenichi Konishi, qu’il faut remercier pour ce choix particulier ; pour avoir su mettre en mouvement l’inconvenance des personnages principaux (les reniflements de Miyuki, le mime hilarant de Gin quand il est trop essoufflé pour parler) et l’interroger aussi finement, mettant en lumière la fluctuation de sa définition selon les individus et les environnements traversés.

Tokyo Godfathers
Tokyo Godfathers a en effet le goût de ne pas rire de ses personnages pour autre chose que pour leur caractère échauffé et souvent exagéré. Le long-métrage s’inscrit avant tout dans un humour burlesque et renoue avec la tradition muette du slowburn, de la réaction à retardement accentuée par les choix d’animation. Mais, parce que les trois compères sont les référents du film et du spectateur, ce sont pas eux qui paraissent en décalage avec le monde, mais bien l’inverse : face à des personnes rigides, obséquieuses ou indifférentes, les personnages principaux paraissent trop vivants, trop éparpillés et trop libres, et sont surtout les seuls à faire quelque chose de spécial et de significatif au milieu de la foule. Voir, pour s’en convaincre, la scène de métro où tous les passagers sont figés, le nez bouché pour se préserver de l’odeur de Gin, tandis qu’un superbe jeu de scénographie se déroule avec Miyuki, qui remarque quelqu’un en arrière-plan, se cache, panique, bouscule tout le monde et décide de fuir par la fenêtre.

L’accompagnement musical, qui oscille entre ambiances jazzy et parades dissonantes, reste plus léger que l’action et souligne constamment le caractère absurde de l’ensemble. De fait, le film s’autorise à montrer la dureté du monde en gardant le sourire, et parle frontalement de la prostitution, du crime organisé, de la violence ou encore de l’indifférence généralisée de la société vis-à-vis de la pauvreté. Le réalisateur esquive sans peine les bons sentiments habituellement retrouvés dans les productions se déroulant à Noël, en évitant aussi de s’appesantir sur la misère que croisent les personnages au quotidien puisque le film est embarqué dans le rythme du jeu de piste et des coïncidences. Si les destins brisés, les trajectoires non prévues et les erreurs de vie entraperçus au cours du récit ne connaissent pas de réelle solution, ceux qui en souffrent bénéficient au moins de la chaleur de la rencontre avec le trio principal.

​Par sa capacité à fonder tout son récit sur un principe d’improvisation, par son hors-piste constant, Tokyo Godfathers se définit moins comme un simple mélodrame prenant place à Noël qu’une adaptation plus large de l’esprit de réjouissance des fêtes de fin d’année. La place singulière que le long-métrage occupe au sein de la carrière de Satoshi Kon, par sa structure et sa mise en scène en rupture avec le reste, lui donne suffisamment de mérites pour prétendre, enfin, à une sortie en salles. Après tout, Millennium Actress, l’autre film de Kon réalisé pendant la période creuse, avait bien reçu ce privilège il y a deux ans. Il y a des miracles qui surviennent sans prévenir, et d’autres qui se font désirer.


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