L’AVORTEMENT DANS LE CINÉMA AMÉRICAIN | Tabou ou témoin ?
La Bobinette flingueuse est un cycle cinématographique ayant pour réflexion le féminisme, sous forme thématique, par le prisme du 7e art. À travers des œuvres réalisées par des femmes ou portant à l’écran des personnages féminins, la Bobinette flingueuse entend flinguer la loi de Moff et ses clichés, exploser le plafond de verre du grand écran et explorer les différentes notions de la féminité. À ce titre, et ne se refusant rien, la Bobinette flingueuse abordera à l’occasion la notion de genre afin de mettre en parallèle le traitement de la féminité et de la masculinité à l’écran. Une invitation queer qui prolonge les aspirations d’empowerment de la Bobinette flingueuse.
De l’importance de raconter l’avortement au cinéma, à l’heure du revirement de jurisprudence aux États Unis
« Pourquoi ne pas continuer à fermer les yeux ? Parce que la situation actuelle est mauvaise. Je dirais même qu’elle est déplorable et dramatique. » Certains discours d’hier résonnent aujourd’hui plus fort encore dès lors que des vagues de lutte se voient brusquement rejetées sur des berges par trop réactionnaires, et ce plus encore lorsque l’Histoire qui jusqu’alors s’écrivait en avant, revient brutalement sur ses chapitres les plus sombres. Pourtant, il était permis d’espérer, et parmi les lumières éclairant le chemin vers de jours meilleurs, celle du cinéma brillait fièrement encore il y a quelques mois. En effet, le 11 septembre 2021, l’Évènement d’Audrey Diwan était récompensé du Lion d’Or à la Mostra de Venise. Preuve, si elle était nécessaire, qu’en matière cinématographique il n’existe pas de coïncidences, la consécration de cette brillante adaptation du roman d’Annie Ernaux intervenait pas moins de deux semaines après l’entrée en vigueur du bien mal nommé Texas Heartbeat Act – marquant un nouveau jalon de sévérité en matière de restrictions apportées au droit à l’avortement aux Etat-Unis.
Au lendemain du revirement par la Cour Suprême de la jurisprudence Roe vs. Wade déclarant inconstitutionnel le droit à l’avortement et renvoyant son application à l’appréciation des différents États – refusant ainsi la plus haute protection aux femmes de pouvoir librement disposer de leurs corps, l’accès à une interruption volontaire de grossesse est plus que jamais un champ de luttes, personnel et politique. Bien que pâtissant d’une aura encore tabou auprès d’une partie du public et de certains grands studios de production, et contrairement à une idée reçue que seuls les cinéastes contemporains se seraient emparés du sujet, l’avortement est porté à l’écran depuis presque aussi longtemps que le médium existe.
Dès 1916, dans le film muet Where Are My Children de Phillips Smalley and Lois Weber (la toute première femme réalisatrice américaine), le public est confronté à la réalité d’une femme ayant recours à l’avortement pour préserver son statut social alors même que son époux, procureur, poursuit plusieurs médecins encourageant la contraception auprès de ses patients. D’une incroyable modernité, tant par l’usage de plans en champ contre champ pour illustrer les questionnements internes du personnage interprété par Tyrone Power que par ses thèmes abordés (l’inégalité sociale quant à l’accès financier à une interruption volontaire de grossesse, notamment), Where are my children aura posé la première pierre d’un cinéma américain viscéral et franc, illustrant pour des générations futures une réalité quotidienne que le silence et l’évitement de cercles familiaux mais aussi politiques et religieux cherchent encore et toujours à mettre de côté.
CA N’ARRIVE (PAS) QU’AUX AUTRES
« On ne laisse pas Bébé dans un coin. » Porté par le thème intemporel de l’amour d’été, les danses lascives et suggérées sur des rythmes suaves, de même que l’un des portés les plus iconiques du grand écran, le spectateur aura tôt fait d’oublier que la clef de voute du scénario de Dirty Dancing est un évènement qui va jusqu’à réunir tous les protagonistes du film dans une même scène aussi profonde qu’audacieuse signée Eleanor Bergstein. Lorsque Penny, la flamboyante professeur de danse interprétée par Cynthia Rhodes tombe enceinte d’un serveur du club où tous deux travaillent, et que celui-ci refuse toute responsabilité – allant jusqu’à laisser la jeune femme sans moyen financier -, celle-ci n’a d’autre choix que de recourir aux services douteux d’un soi-disant praticien qui se révèlera presque fatale.
Sorti en 1987, le film plante son décor au début des années 60, soit dix ans avant l’arrêt Roe vs Wade. À cette époque, l’avortement est majoritairement illégal sur l’ensemble du territoire américain, alors même que le pays connait une recrudescence de décès des suites d’avortements pratiqués clandestinement. Bien que des collectifs féministes assuraient des pratiques certes clandestines mais pour la plupart sûres, Dirty Dancing choisit de montrer à l’écran les conséquences d’un avortement pratiqué non seulement au détriment de toutes mesures de sécurité, mais en sous-entendant également que le praticien en question cherchait moins à aider la protagoniste que de lui faire payer son geste dans des conditions répondant à tous les codes de la torture. Le film joue sur les différences de classe entre les clients du club et ceux qui y travaillent, ainsi que sur le coût – autant financier que psychologique – que constituait un avortement à cette époque. Bien que le mot ne soit jamais prononcé, la réalité scande le film au moins autant que le thème musical accompagne les mouvements des danseurs. Ancrant l’avortement dans le quotidien d’une jeune femme d’un milieu défavorisé ne pouvant compter que sur son travail, Dirty Dancing est un repère cinématographique de premier plan, en ce qu’il raconte le parcours d’une femme seule et sans alternative au sein d’un divertissement.
C’EST MON CHOIX
Si malgré la promulgation en 1973 du présentement feu arrêt Roe vs Wade, la question de l’interruption volontaire de grossesse, mais plus généralement celle des droits des femmes de disposer librement de leurs corps, est aussi brûlante, l’amendement Hyde de 1976 n’y est pas étranger. En effet, cet amendement – reconduit chaque année – dispose que l’argent fédéral ne peut pas être dépensé dans le but de soutenir l’accès à l’avortement et aux soins médicaux qui s’ensuivent. Ainsi, la décision de recourir à une interruption volontaire de grossesse est encore trop souvent liée à l’origine sociale et ethnique. Dans Just Another Girl on the I.R.T, la jeune protagoniste de dix-sept ans, bien qu’évoluant dans une Amérique où l’avortement est légal, se retrouve confrontée aux discours déconnectés des cliniques qui ne sont pas autorisées à mettre les mots sur les détails de la procédure de l’interruption volontaire de grossesse – allant jusqu’à hurler à l’attention de l’administrée « je veux un avortement, c’est ma décision : pas celle du gouvernement !« . Le film réalisé par Leslie Harris brise régulièrement le quatrième mur, renforçant la dénonciation et la satire d’un système n’assumant déjà plus un état de droit et mettant en scène des personnages féminins affirmés malgré leur très jeune âge. Ainsi, dans Fast Times At Ridgemont High (réalisé par Amy Heckerling, à laquelle on doit également le désormais culte Clueless), la jeune Stacy en est un exemple éloquent. Une fois de plus, on retrouve chez le personnage interprété par Jennifer Jason Leigh cette même détermination dans son choix mais également une dépeinte de soutien en la personne du personnage du frère ainé de Stacy.
Ce même accompagnement – ou, en l’occurence, son absence – prend une dimension diamétralement opposée dans Never, Rarely, Sometimes, Always d’Eliza Hittman. Ici, l’adolescente Autumn doit faire face à une grossesse non désirée et d’aucun soutien de sa famille alors même qu’en Pennsylvanie, l’accord parental est nécessaire pour qu’une jeune fille mineure puisse avoir recours à une interruption volontaire de grossesse. Le film emprunte aux codes du road-movie, Autumn et sa cousine Skylar qui l’accompagne, voyant se succéder une série de péripéties pour arriver jusqu’à New York.
Qu’il s’exprime à travers différents genres cinématographiques et de périodes de fluctuations juridiques, l’avortement dans le cinéma américain depuis des décennies n’aura eu que faire de s’intéresser à la légalité ou non d’une telle intervention. Le sujet reste avant tout celui de femmes y ayant recours, par choix et besoin. On les voit en danger, aux mains d’autrui ou du fait d’un système qui ne les protège pas. L’art cinématographique leur est plus que jamais essentiel, en ce qu’il continue et continuera de raconter leurs histoires sans museler leurs expériences.