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L’ANGE IVRE

Appelé en pleine nuit à soigner un jeune gangster pour une blessure à la main, un médecin alcoolique décèle une affection plus grave, la tuberculose. Il tente de soigner le jeune homme qui ne veut rien entendre, et malgré les disputes et les menaces, il se prend d’amitié pour lui. Le chassé-croisé des deux hommes que tout oppose trouvera une issue tragique dans les milieux violents de la pègre japonaise.

Dans les bas fonds

Huitième film tourné par Akira Kurosawa, L’Ange ivre constitue la première réalisation pour laquelle « l’Empereur », comme on l’a surnommé plus tard, a eu un véritable contrôle artistique et fait figure de premier chef d’œuvre dans une filmographie foisonnante. A la fois pour sa réussite formelle et pour ce qu’il annonce de la filmographie à venir du maître japonais.

La réalisation, très originale, semble inspirée du néoréalisme italien et marquée par l’expressionnisme allemand. Il évoque le premier courant précité par la description très réaliste et proche du documentaire des bas fonds tokyoïtes de l’après-guerre. Du second, il hérite de cadrages caractéristiques, notamment dans la scène de l’affrontement final, du visage maquillé de Toshiro Mifune et d’un aspect parfois théâtral.

Le film scelle aussi la première réunion d’Akira Kurosawa avec Toshiro Mifune, dont c’était seulement le quatrième film. L’Ange ivre allait lancer une carrière exceptionnelle et un long cheminement de 17 ans avec Kurosawa avec lequel il allait faire quinze autres longs métrages, jusqu’à Barberousse en 1965. Ce dernier film allait représenter à la fois le sommet et la fin de leur collaboration, en raison de désaccords artistiques profonds. Toshiro Mifune connaîtra également une carrière en dehors du Japon, devenant l’acteur internationalement reconnu, jouant aussi bien avec John Boorman, Terence Young, Steven Spielberg ou John Frankenheimer.

Mifune est choisi par Kurosawa pour L’Ange ivre pour un rôle au départ secondaire, mais le metteur-en-scène, impressionné par la puissance de jeu du jeune comédien, va étoffer son rôle pour le mettre quasiment au même niveau que celui interprété par Takashi Shimura, qui joue le médecin qui donne son titre au film, puisqu’il se définit lui même comme un ange ivre. Shimura a déjà joué sous la direction de Kurosawa quatre fois et a été révélé au cinéma une douzaine d’années auparavant. Il sera également un des acteurs fétiches de Kurosawa, pour lequel il sera, entre autres, l’inoubliable interprète de Vivre en 1952 et, en 1954,  le chef des samouraïs dans l’une des œuvres les plus connues de Kurosawa : Les Sept Samouraïs.

Concernant les thèmes développés dans ce film et qu’on retrouvera plusieurs fois chez l’Empereur, il y a bien sûr celui du médecin qui croit en sa vocation  au point de se sentir investi d’une mission et de se sacrifier. Archétype qu’on retrouvera dans Le Duel silencieux en 1949, avec Mifune dans le rôle d’un chirurgien devenu syphilitique accidentellement, lors d’une opération et qui cherche à préserver la femme qu’il aime. Et aussi bien sûr dans Barberousse en 1965 qui fait de son personnage principal un médecin qui consacre sa vie aux pauvres. Dans L’Ange Ivre, le personnage de Sanada est alcoolique, parfois aigri, mais il s’accroche à son métier et est honnête, contrairement à certains de ses confrères dont il fustige la rapacité. 

La relation entre deux hommes que tout semble opposer, mais qui s’avèrent être beaucoup plus proches l’un de l’autre, quasiment comme des doubles, annonce L’Idiot d’après Fédor Dostoïevski (1951), mais aussi Entre le ciel et l’enfer (1963). Ici, Sanada, le médecin et Matsunaga, le yakuza, malgré tout ce qui les sépare, établissent une relation conflictuelle mais empreinte d’un certain respect.

Les bas-fonds, le bidonville où règne la misère et l’exploitation, on les retrouvera bien sûr dans l’adaptation de Maxime Gorki et dans Dodes Kaden, premier film en couleurs de Kurosawa qui allait être un échec cuisant et conduire le réalisateur à une tentative de suicide. Ici, la mare polluée où les enfants prennent le risque de s’intoxiquer pour aller jouer, représente un danger bien réel. Autour de ce cloaque, peu de possibilités de respirer. Kurosawa nous fait ressentir l’enfermement de ses personnages. Enfermés dans un espace confiné et délétère, mais aussi dans un destin funeste ou des traditions obsolètes, comme celles des yakuzas. Ou celles d’un pays. Le docteur Sanada n’hésite d’ailleurs pas à critiquer le sens du sacrifice des japonais. 

Qu’il s’agisse de polars (Chien enragé), de chroniques sociales (L’ange ivre), de fresques historiques  (Ran), de chambara (Sanjuro) ou de films plus intimistes (Vivre) , Kurosawa a abordé avec bonheur des genres très différents. Quel en est le dénominateur commun ? L’humanisme de son regard. Ses préoccupations sociales et existentielles. Avec souvent des personnages solitaires, parfois à la marge, mais qui ont le courage et la force de continuer à se battre pour les autres ou pour un idéal qui peut sembler vain ou dérisoire (les protagonistes ne gagnent pas toujours et parfois leur désenchantement est réel et profond).

Assez tragique et moins manichéen qu’il n’y paraît, L’Ange Ivre représente donc une œuvre de transition qui contient déjà plusieurs thèmes chers à Kurosawa et qui annonce les premiers grands succès du réalisateur. A sa sortie la revue Kinema Junpo le classa meilleur film de l’année 1948. Il s’agit aussi du point de départ d’une des collaborations les plus fructueuses et prestigieuses entre un cinéaste et un acteur de l’histoire du cinéma.


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