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DARK WATER

Yoshimi Matsubara vient de divorcer. Elle élève seule, dans des conditions difficiles, Ikuko, sa fille âgée de six ans. Pour améliorer leur quotidien, elle décide d’emménager dans un appartement plus grand. Cependant, une fois sur place, les lieux se révèlent insalubres. Des bruits étranges retentissent à l’étage supérieur. Puis, du plafond, commence à tomber de l’eau, qui, lentement, envahit le domicile. 

CRITIQUE DU FILM

Cinéaste discret depuis plusieurs années, Hideo Nakata voit trois de ses films majeurs revenir en salle en 4K grâce aux petites mains de The Jokers. Si Ring est le film qui a permis au réalisateur japonais d’accéder à la reconnaissance internationale, la confirmation critique intervint en 2002 avec la sortie du drame horrifique Dark Water. Récompensé dans de nombreux festivals de film fantastique en Europe, ce long-métrage assoit la réputation de conteur hors pair que certains cinéphiles apercevaient déjà en Nakata.

Hideo Nakata est un cinéaste de la littéralité. La grande clarté narrative de ses projets, associée à son ambition esthétique visible, démontre une connaissance accrue du langage cinématographique. La séquence d’introduction présente très bien la puissance formelle du film : dans un filtre jaune-vert pesant pour les yeux, un travelling arrière passe de l’extérieur d’une bâtisse à son intérieur par un carreau de fenêtre. Derrière cette même fenêtre, une jeune Yoshimi est à l’écart des groupes qu’elle scrute. Nous le saurons plus tard, elle est tourmentée par l’absence de ses parents censés venir la chercher à la sortie de l’école primaire. Par ce simple biais, c’est toute la mécanique de Nakata déjà vue auparavant qui s’installe à nouveau : la relation de l’Homme avec un écran (dynamique avec la télévision dans Ring, ici physique avec la fenêtre traversée par la caméra) crée d’abord un lourd jardin secret pour le regardant. Le lien qui les unit sera ensuite scellé lorsque ce qui est regardé devient lui aussi regardant. 

Ainsi, la matrice qui séparait les deux entités sera mise en morceaux – dans Ring, il y a d’abord le coup de téléphone qui annonce la mort dans 7 jours, puis Sadako traverse l’écran de télévision pour joindre sa parole à l’acte ; dans Dark Water, Yoshimi franchit très vite les seuils de porte de tous les lieux maudits par le terrible drame qui secoua l’immeuble dans lequel elle va habiter. Elle traverse alors un grand nombre de surcadrages qui l’enfoncent encore un peu plus vers l’enfer promis par le synopsis. Tout ce système filmique place déjà la protagoniste dans un poste d’observation et d’aliénation, qu’elle ne quittera que très peu du film en raison des difficultés de son mode de vie et des drames antérieurs dont elle ne pourra qu’en payer les conséquences.

LA FUITE EN ARRIÈRE

Par là même, il est possible d’en déduire que Yoshimi, une fois adulte, ne restera que cette figure circonscrite dans un espace très exigu, aux arrière-plans obstrués. Souvent contre des pans de mur ou devant un ciel tellement bleu qu’il parait être un aplat écrasant, le tout baigné dans une colorimétrie blafarde, cette jeune mère de famille en fin de procédure de divorce voit poindre devant elle l’inéluctable, sans échappatoire possible. La caméra la filme régulièrement via des plans en précédé, la montrant avancer vers le cadre et très rarement l’inverse. La seule transgression importante à cette règle est un plan en panoramique, très brutal, qui vient montrer ce à quoi Yoshimi fait face le temps d’un instant : le portrait d’une fillette disparue, de l’âge de sa fille Ikuko, qui aurait habité dans le même immeuble qu’elle. C’est à ce moment précis que, toujours littéralement, Hideo Nakata dévoile à l’écran qu’il est trop tard pour reculer. 

Dans Dark Water, l’impossibilité de fuite est visible ou audible par différents procédés. D’une part, il y a ces légendes qui se racontent et qui sont subies par les personnages. Comme dans Ring, le moyen de trouver la paix n’existe que dans la contamination d’autrui. Répéter, réenregistrer des VHS devient ici une galerie de signes propres à la famille, une affaire privée possible dans la vie de tous les jours. De fait, le poison mortel de Dark Water est encore plus pernicieux du fait que malgré le dégât des eaux apparent, la malédiction se déploie grâce ou à cause des détails anodins de la vie de famille quotidienne. Un divorce difficile, un retard à la maternelle, et tout peut s’écrouler et basculer dans l’horreur absolue ; là où Ring joue sur un élément physique plus précis et sondable. En un sens, c’est ce qui rend Dark Water encore plus abouti et dérangeant : le fantastique provient avant tout d’une situation a priori banale et surtout banalisée. 

D’autre part, le jeu sur les pièces confinées par des cadres dans le cadre, les répétitions de plans et d’axes de caméra font des couloirs de l’immeuble et des différents environnements un dédale infini et malléable, dans lequel les actants se perdent mais dans lequel ils sont contraints de revenir pour tenter de conjurer le mauvais sort. Si, par touches, Yoshimi appréhende mieux l’espace grâce à sa roublardise et son sang-froid, ses repères sont constamment perdus en raison de multiples apparitions d’objets (un sac rouge notamment) à des endroits inhabituels qui viennent perturber la spatialisation pour elle comme pour le spectateur.

Dark water film

Enfin, l’absence d’échappatoire se retrouve dans le motif le plus récurrent de Hideo Nakata : le cercle. La figure était évidemment déjà présente dans le bien-nommé Ring, vu que cette forme était la première image diffusée par la VHS aux lourds secrets ; mais Dark Water pousse la logique encore plus loin en indiquant l’aller sans retour dès l’emménagement de Yoshimi et sa fille. En effet, la première marque du dégât des eaux est un cercle qui tâche le plafond de leur nouvel appartement. Cette symbolique, rattachable à l’idée de la mémoire et de la connaissance si l’on voit cette forme comme représentation d’un puits dans lequel Yoshimi et Ikuko tombent, se retrouvera d’ailleurs dans son film américain Chatroom, où l’anthropomorphisation des forums virtuels se fait par l’intermédiaire de réunions de groupe avec des chaises qui dessinent là aussi un cercle. 

Dans Dark Water et à l’instar de Ring, l’entrée dans le puits se fait grâce à un changement de perspective sur la forme. D’abord filmé comme une figure anonyme et littérale (c’est une marque d’humidité au plafond avant tout), le cercle grossit, laisse passer des gouttes de pluie et devient la conséquence et métonymie abstraite de l’appartement inondé à l’étage supérieur. Le cercle trouvera même un autre sens puisqu’il finira par être la représentation simplifiée de la citerne du haut de l’immeuble d’où provient tout le capharnaüm que subissent Yoshimi et sa fille dans leur nouveau logis. Il est le symbole du chemin vers l’impossible et l’horreur perpétuel, voué à se répéter inlassablement. C’est avec cette idée de boucle que les êtres maudits de Dark Water gardent leur jeunesse et viennent hanter, dans une spirale infernale, ceux qui s’en approcheraient de trop près et ceux qui subiraient les mêmes souffrances que ces esprits. Pour toutes ces raisons, Dark Water est un film majeur, un monument du fantastique très beau et redoutable de simplicité, dont la remasterisation et la ressortie au cinéma ne pourront que lui offrir un plus bel écrin. 

De retour en salle le 13 avril 2022


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